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Philippe-Goswin de Neny
en visite à Ferney chez


Par MICHEL TERMOLLE

Le jeune baron Philippe-Goswin de Neny[1], fils aîné de Patrice-François de Neny, chef président du conseil privé des Pays-Bas autrichiens, avait reçu une certaine formation intellectuelle. Son père l’avait envoyé faire une partie de ses humanités au collège du Plessis à Paris, ensuite il a achevé sa formation secondaire sous la direction d'un précepteur privé. Après un bref séjour au collège de la Sainte-Trinité de Louvain, comme son grand père et son père, il a poursuivi des études de droit. En 1761, il fonctionnait comme secrétaire de sa Majesté. Un an plus tard, il est entré comme Licencié à la Chambre des Comptes avec le titre d'auditeur surnuméraire[2]. L’année suivante, il fut nommé auditeur de la chambre des comptes.

Tout aurait été pour le mieux dans cette carrière administrative pleine de belles promesses, mais dès juillet 1764, le jeune Philippe-Goswin a refusé de suivre la voie toute tracée que son père lui proposait. À l’âge de 24 ans, sentant qu’il n'était pas homme à se conduire « par avis de parents », il a décidé de quitter les Pays-Bas. Sa passion pour les voyages lui fit abandonner inopinément ses fonctions, sa famille et son pays. Il a fui Bruxelles pour le « Grand Tour », il a séjourné quelque temps à Paris où il a été accueilli par son ami et confident Guillaume Bosschaert[3]. Ensuite, poussé par l’aventure, il s’est dirigé vers la Suisse sans nous laisser ni traces ni dates de ses journées de fuite.

Contrairement à son père plein de curiosité et de méfiance mais plutôt critique à l’égard des philosophes, Voltaire et Rousseau plus particulièrement, le jeune de Neny ambitionnait de rencontrer les deux hommes. Hervé Hasquin rappelle à ce propos l’attitude critique de Patrice-François de Neny, « l’ami des jansénistes », à l’égard de « la littérature déiste, athée et matérialiste, dont il ne supportait pas l’irrespect à l’égard de la religion » même s’il « œuvrait sans relâche à la prépondérance du temporel sur le spirituel et la transformation de l’Église »[4].

En 1764, Rousseau et Voltaire venaient d’éditer leurs grandes et nouvelles œuvres. Le premier avait publié en 1762 Émile ou de l’éducation et Le Contrat social, le second son Traité sur la tolérance en 1763 et le Dictionnaire philosophique en 1764. Instruit de ces grandes œuvres, d’un caractère curieux et entreprenant, le jeune baron a donc pris la route de la Suisse à la fin du mois d’août 1764. Il a passé quelques heures avec Jean-Jacques Rousseau dans le village de Môtiers[5]. Après un bref passage à Yverdon, il est ensuite revenu en France chez Voltaire à Ferney.

Nous n’avons trouvé aucune lettre de Voltaire évoquant son passage à Ferney, mais en nous référant aux lettres de Jean-Jacques Rousseau[6] et d’autre part à ses séjours connus et décrits dans sa correspondance, nous pouvons estimer que la rencontre de Neny avec Rousseau a eu lieu à la fin du mois d’août ou au début de septembre 1764[7] à Môtiers. Après un rapide passage dans le Val-de-Travers, Philippe-Goswin de Neny s’est effectivement rendu à Neuchâtel puis à Yverdon chez Daniel Roguin[8] et ensuite chez Voltaire à Ferney.

Dans une lettre à son amie Marie-Caroline[9], il exprimait son regret de la brièveté de cette heureuse rencontre avec Voltaire. Cette belle journée de septembre 1764[10], passée avec Voltaire à Ferney, nous en trouvons la description dans une lettre adressée en septembre 1766, à Marie-Caroline Murray. Dans des pages conservées aux Archives Générales du Royaume à Bruxelles, il nous fournit moult confidences fort intéressantes à ce propos.

Cette longue lettre a été rédigée presque deux ans après la rencontre avec « cet homme admirable » qui l’avait reçu « poliment mais sans empressement comme il est naturel de faire [à] un homme qu’on voit pour la première fois ». Dans cette lettre à son amie, Ph.-G. de Neny rapporte qu’il s’est rendu chez Voltaire vers les onze heures du matin et qu’il y est resté jusqu’à sept heures du soir. Les deux hommes se sont promenés dans les jardins, ils ont parlé de philosophie, ils ont raisonné ensemble.

Deux ans après la rencontre, de cette visite avec « l’homme le plus admirable de l’Europe », Ph.-G. de Neny estimait qu’il devrait en conserver toute sa vie la plus tendre vénération. Ainsi dans une lettre rédigée en septembre 1766, il évoquait sa grande admiration pour le seigneur de Ferney. Cette lettre ne présente ni lieu, ni date, mais nous la situons avec grande vraisemblance en 1766, écrite sans doute le premier septembre à Florence[11].

Ne le prononcez qu’avec Respect, ma bonne amie, le nom de cet homme admirable dont les ecrits nous ont tant de fois instruit et enchanté, ou vous m’avez mal compris, ou je me suis mal expliqué  si dans ma lettre à Bosschaert vous avez cru trouver que je me plaignais de l’accueil qu’il m’a fait, et qui a été bien plus flatteur que je n’aurais osé l’espérer. J’ai voulu dire dans cette lettre qu’il m’avait recu comme Mr de Paoli, c’est-à-dire poliment mais sans empressement, comme il est naturel de faire un homme qu’on voit pour la premiere fois ; mais qu’ensuite aiant cru voir que j’étais homme à l’entendre, il daigna, ainsi que Mr de Paoli changer de ton avec moi. Je me rendis chez lui vers les 11 du matin, il me retint a diner et j’ÿ restai jusqu’à 7 heures du soir.
Quoi qu’il eut chez lui compagnie nombreuse et des etrangers de la premiere distinction, il les laissa pour se promener seul avec moi dans les jardins. Nous parlames philosophie, et il daigna raisonner avec moi, et m’instruire avec bonté. Je lui parlai de vous, et saisis une occasion naturelle qu’il m’offrit de lui montrer quelques strophes de vos vers sur la mort de l’archiduc Charles qu’il loua beaucoup. je n’ai peut etre jamais passé depuis mon départ de journée plus agreable ; car si Mr de Voltaire n’était pas connu par ses écrits immortels, il devrait l’etre comme l’homme le plus aimable de l’Europe, et de la société la plus délicieuse. je lui demandai une de ses estampes qui le représentent qu’il me donna de la facon la plus obligeante, et que je conserverai toute ma vie avec la plus tendre veneration.
Il avait bien voulu me dire que j’étais le maitre de venir diner chez lui quand je voudrais ; mais une lettre de mon père qu’on me remit le lendemain m’obligea à passer en Savoije, et m’empecha de profitter de ses bontés.
Le château de fernaÿ ou il se tenait alors ordinairement et dont il preferait le séjour à celui des delices, est dans une situation admirable. c’est une tres belle maison, ornée de vastes, et beaux jardins, et meublée avec beaucoup de gout et de magnificence. Mr de voltaire ÿ a fait batir un petit theatre tres elegant. Il a aussi bati l’eglise de la paroisse, sur laquelle il a fait mettre une inscription latine noble et simple dont le sens est Elevée a Dieu par Voltaire.
Je ne vous parle point de la maison des delices que j’ai vue aussi parceque vous en trouverez la description dans une lettre de Mr de Voltaire a l’abbé de voisenon et que j’apprends d’ailleurs qu’il s’en est defait depuis quelque tems.
mon Enthousiasme, et mon admiration pour ce grand homme sont encore bien augmentés depuis que j’ai eu le bonheur de l’approcher. j’ai scu qu’il ne se bornait pas a proteger avec eclat les Calas et les Sirven[12], et a donner asile a la fille de Corneille ; mais qu’il pratiquait encore dans l’interieur de sa maison les memes vertus, et cet amour de l’humanité que respirent tous ses ecrits. Mr dupuis le mari de Melle Corneille m’en parla comme du père le plus tendre, et j’ai appris a Geneve que tous les paisans de son voisinnage etaient secourus par des mains bienfaisantes et qu’il avait fait disparaitre la misere de ses terres et c’est cet homme que d’infâmes calomniateurs osent dechirer aussi indignement.
Quand nous nous reverrons je vous conterai bien en détail ma conversation avec lui et tout ce qui le regarde car je scais que je ne pourrai jamais vous parler trop de Mr de Voltaire.

Cette lettre se poursuit sur d’autres sujets tels que son humeur et sa langueur d’être si loin de sa « Mimi ». À ce jour, nous n’avons trouvé nulle trace d’une lettre contant « bien en détail » sa conversation avec le Seigneur de Ferney. Aucune allusion à cette rencontre n’apparait dans la correspondance de Voltaire. Quant à Ph.-G. de Neny, il ne nous a plus laissé d’autre commentaire à propos de cette belle rencontre. Dans ses premières lettres, il avait manifesté un grand enthousiasme voire même une « idolâtrie » pour J.J. Rousseau, mais, dès 1778, il apparait que l’admiration pour Rousseau, celui qu’il avait « écouté comme un oracle », s’est fortement amenuisée, sans doute détrôné par Voltaire qui l’avait si bien accueilli. Quelques semaines après la mort de Rousseau, Philippe-Goswin de Neny séjournait au Bain Royal de la rue de Richelieu, dans une longue lettre datée du 14 septembre 1778 adressée à Marie-Caroline Murray, il avouait même son désenchantement face à Jean-Jacques Rousseau. Il avait trouvé son « caractère farouche et insociable ». Ainsi, l’admiration de septembre 1764 pour Jean-Jacques Rousseau s’est bien vite transformée en désillusion tant pour ses idées, son caractère, son comportement vestimentaire, ses fréquentations et ses relations avec Thérèse Levasseur. Son « idolâtrie pour ce J.J. » s’était grandement altérée et de déclarer : « Il faut voir cet ouvrage pour juger Rousseau. je l’ai peut etre mal vu. mais malgré l’opinion commune, j’ai meilleure opinion du cœur de Voltaire que du sien. »

En 1764, les visiteurs furent nombreux à Ferney. Ils sont venus de partout : l’Écossais James Boswell[13], le jeune chevalier de Boufflers[14], le Dr John Morgan et son ami Samuel Powel[15]. Voltaire ne les a pas comptés, en 1768 à Madame du Deffand, il écrivait : « J’ai été pendant 14 ans l’aubergiste de l’Europe »[16]. Il n'y avait pas d'hôtel à Ferney et les visiteurs étaient invités à rester pour le dîner et la nuit. Il y a eu des Anglais, des Français, des Allemands, des Italiens, des Russes et un Belge. À tous ces aristocrates européens qui réalisaient leur Grand Tour, le seigneur de Ferney aimait conduire ses hôtes dans son jardin. Philippe-Goswin de Neny, écrivait en effet : « Quoi qu’il eut chez lui compagnie nombreuse et des étrangers de la première distinction il les laissa pour se promener seul avec moi dans les jardins…  »

Jusqu’en 1769, le périple de Ph.-G. de Neny s’est poursuivi en Italie (Toscane), en Grèce, en Turquie (Istanbul) et en Corse où il a rencontré le révolutionnaire Pasquale Paoli. À l'automne 1769 à Vienne, Philippe-Goswin de Neny apprit de l'impératrice même, qu'on préparait son retour au sein du gouvernement des Pays-Bas. De retour aux Pays-Bas, en novembre, il fut nommé conseiller surnuméraire au Conseil privé et reçut le titre de comte[17]. En avril 1777, il fut élevé au rang de conseiller d'État. Dix ans plus tard, il démissionna afin de marquer son opposition aux mesures de l'empereur Joseph II qu'il jugeait « contraires au droit et à la constitution du pays ».

Après quelques séjours en Angleterre, en Écosse, en Irlande et en Westphalie, Ph.-G. de Neny s’est établi à Paris. Il y a vécu pendant la Révolution française et a échappé à la proscription « en levant une boutique de librairie » dans le quartier du palais de l’Institut. Comme libraire parisien, nous le trouvons en effet en 1789 dans la « liste géographique des imprimeurs et libraires belges établis à l’étranger[18] » sous le nom de Philippe-Joseph de Neny. Très probablement, il est décédé à la fin de l’année 1812[19].

BIBLIOGRAPHIE

Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau (CCR), établie par R.A. Leigh, Voltaire Foundation, Oxford, 1965-1998.
Voltaire, Complete Correspondence, éd. Théodore Besterman.
Édition du Tricentenaire des Œuvres de J.J. Rousseau (ET), R. Trousson et Fr. Eigeldinger, Éditions Slatkine, Genève, 2012.
Bernard Bruno, Patrice-François de Neny (1716-1784). Portrait d'un homme d'État, dans Études sur le XVIIIe siècle, t. XXI, éd. par Roland Mortier et Hervé Hasquin, Éditions de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1993.
Bernard Bruno, « Amours et voyages : les pérégrinations méditerranéennes de Philippe-Goswin de Neny et sa correspondance avec Marie-Caroline Murray », Nouvelles Annales Prince de Ligne, VII, Bruxelles, 1992, p. 183-230.
Termolle Michel, « Un jeune baron flamand à Môtiers », Bulletin AJJR, n° 74, BPU Neuchâtel, 2014.
Archives Générales du Royaume, Bruxelles, Fonds Arenberg MG.7452.
Archives Nationales de France : Minutes et répertoires du notaire Benoît Chambette.

NOTES

[1] 1740-1812.
[2] Voir Philippe-Goswin de Neny, dans Nouvelle biographie nationale, Tome 8, Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, 2005 (pp. 107-109). Biographie établie par Bruno Bernard.
[3] Guillaume-Jacques-Joseph Bosschaert (1737-1815). Peintre, conservateur de musée, administrateur bruxellois. Jouissant d'une réputation d'esthète, il s'était lié avec les familles de Neny, d' Ursel, Depestre de Seneffe et avec le prince de Ligne. Il était à Paris mi-juillet 1764 lorsque Philippe-Goswin de Neny a fui dans cette ville et l'y a retrouvé.
[4] Hervé Hasquin, Joseph II, catholique anticlérical et réformateur impatient, Bruxelles, Éditions Racine, 2007, p. 130.
[5] « Un jeune baron flamand à Môtiers », Bulletin de l’Association Jean Jacques Rousseau, n°74, 2014, BPU Neuchâtel (Suisse).
[6] Dans une lettre adressée à Daniel Roguin le 17 septembre 1764, Rousseau évoque le passage d’un « baron flamand » sans le nommer. CC Leigh 3509 et ET XX.1203.
[7] Voir les dates des promenades et voyages de J.J. Rousseau dans Raymond TROUSSON et Frédéric EIGELDINGER, Jean-Jacques Rousseau au jour le jour. Chronologie, Éditions H. Champion, Paris, 1998.
[8] D. Roguin à J.J. Rousseau, le 11 septembre 1764, CC Leigh 3494.
[9] Marie-Caroline Murray (1741-1831), amie du prince Charles-Joseph de Ligne, a été l’assistante littéraire du duc Louis-Engelbert d’Arenberg, aveugle. Les Archives du Royaume de Belgique conservent plusieurs manuscrits ayant appartenu à celle que l’on a appelé aussi « la muse Belgique ».
Selon Jan Van den Broeck, Marie-Caroline Murray (1741-1831) était surtout connue pour sa beauté. Jan Van den Broeck, Promenade in de pruikentijd : de Zuidelijke Nederlanden met een maat Madrid, een wasem Wenen en een part Parijs : 1700-1795, Antwerpen, 1995.
[10] Fin 1764, Voltaire a terminé la rédaction du pamphlet anonyme Le Sentiment des citoyens dans lequel Jean-Jacques Rousseau est vivement mis en cause.
[11] Le 18 novembre, Ph. Goswin de Neny séjournait à Florence.
[12] L'Affaire Sirven : une affaire judiciaire française qui, vers 1765, environ trois ans après la célèbre affaire Calas. Le 30 mars 1765, Voltaire écrivait à Damilaville : « J'attends tous les jours à Toulouse la copie authentique de l'arrêt qui condamne toute la famille Sirven; arrêt confirmatif de la sentence rendue par un juge de village; arrêt donné sans connaissance de cause; arrêt contre lequel tout le public se soulèverait avec indignation si les Calas ne s'étaient pas emparés de toute sa pitié. »
[13] Entre le 3 et le 31 décembre 1764, James Boswell a rencontré plusieurs fois Rousseau. Le 31 décembre 1764, Boswell lui a parlé de la rencontre qu’il avait eue quelques jours auparavant avec Voltaire (le 24 ou le 28 décembre 1764).
[14] Filleul et protégé du roi Stanislas de Pologne
[15] In Voltaire à Ferney 1764-2014 Association Voltaire à Ferney 26, Grand’rue, F.01210 Ferney-Voltaire. Texte rédigé par George Gordon-Lennox (GG-L).
[16] Voltaire à Mme du Deffand, le 30 mars 1768.
[17] 2e comte de Neny.
[18] Bergmans Paul, Les Imprimeurs belges à l'étranger. Liste géographique des imprimeurs et libraires belges établis à l'étranger depuis les origines de l'imprimerie jusqu'à la fin du 18e siècle. Nouvelles édition, revue et augmentée, accompagnée d'une carte et de fac-similés. Amsterdam, Société des Bibliophiles et Iconophiles de Belgique, 1922, 4°, 186 p.
[19] Les Archives Nationales de France détiennent un inventaire établi après son décès daté du 8 janvier 1813. Archives Nationales de France: Minutes et répertoires du notaire Benoît Chambette (MC/ET/CXIX/535 – MC/ET/CXIX/708).


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