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Genève, Paris ou Rouen?
Quel modèle pour les
contrefaçons liégeoises du
Caffé et d’Olympie
de Voltaire?[*]


Par DANIEL DROIXHE

Toute création d'une œuvre dramatique de Voltaire constitua au dix-huitième siècle un événement suscitant le plus vif intérêt de la part du public et des libraires. La publication de l'ouvrage se trouvait généralement ballottée, à ce moment, par des mouvements contraires. D'une part, il s'agissait de laisser le moins de terrain possible à une éventuelle reproduction du texte réalisée à partir d'une copie prise lors d'une représentation. D'autre part, Voltaire, dans son ambition d'être digne des grands auteurs du passé, ne cessait de polir son texte et pouvait suspendre pendant une période assez longue l'imprimatur donné à ses amis le comte et la comtesse d'Argental, lesquels, de leur côté, le pressaient d'activer les choses tout en suggérant sans cesse, contradictoirement, des corrections. On replace ici dans leur contexte éditorial deux pièces de Voltaire qui firent l'objet d'une précoce contrefaçon liégeoise et l'on établit cette origine, en partie proposée déjà par le catalogue des œuvres du philosophe édité par la Bibliothèque nationale de France.


LE CAFFÉ, OU L'ÉCOSSAISE

Le Caffé, ou l'Écossaise fut représenté pour la première fois par les Comédiens ordinaires du Roi le 26 juillet 1760. Dès le 8 mai, d'Hémery enregistre dans son journal : «Le Caffé ou l'Ecossaise Comédie par M. Hume, traduite en françois, 1 vol. in-12, impr. a Lausanne et distribuée icy sans permission. C'est M. de Voltaire qui est l'auteur de cette traduction[1].» Le duc de Choiseul écrit vers le même moment à l'écrivain : «Il y a une pièce intitulée L'Écossaise que l'on dit de vous et qui court le monde[2]…» Il doit s'agir de l'édition in-12 parue sous l'adresse de «Londres», qui était due en réalité au Genevois Gabriel Cramer[3]. La publication de l'ouvrage avant la création parisienne entendait répondre à l'impatient intérêt qu'avaient suscité dans le public les premières représentations de la pièce et les attaques contre Fréron. Cramer en témoigne dans une lettre à Grimm[4] : «dès qu'on eût trouvé ce bienheureux Frêlon, on n'eût rien de plus pressé que d'en faire part à tout le monde; et vite et vite, il falut imprimer, sans rien retoucher, sans relire, enfin vous savez aussi bien que moi comme nous sommes faits.» Le comte d'Argental rappelle aussi à Voltaire ces conditions d'urgence lors de la représentation parisienne de juillet[5] :

Eh bien mon cher ami cette écossoise que vous aviés fait imprimer ne la jugeant pas digne de la représentation, cette écossoise que vous n'avés pas daigné corriger, cette écossoise en un mot dont vous faisiés assez peu de cas a été jouée hier avec le plus prodigieux succès. […] Enfin il est étonant qu'une pièce connûe par l'impression, qui par conséquent étoit entre les mains de tout le monde, et qu'on sçavoit par coeur ait pû produire les deux effets qui naissent de la surprise, celui de faire rire et d'arracher les larmes…

La chronologie de l'édition originale se lit du reste dans la Préface : «Nous ne sçavons pas si cette piéce pourrait être représentée à Paris; nôtre état, et nôtre vie, qui ne nous ont pas permis de fréquenter souvent les spectacles, nous laissent dans l'impuissance de juger quel effet une piéce Anglaise ferait en France[6].» La phrase fut maintenue dans les impressions postérieures. Cette première édition donna lieu, dans les semaines qui suivirent, à quatre réimpressions au moins, dont une avec adresse avignonnaise et trois avec adresse factice[7]. Elles continuent d'omettre le nom de Voltaire au titre, mais des correspondants comme Mme d'Épinay ou Élie Bertrand ne sont pas dupes de l'attribution à «Mr. Hume» et des dénégations du philosophe[8]. Seul le président de Brosses prétend encore, en juillet, ne pas croire «que la pièce de l'Ecossoise soit de M. de Voltaire» : «ce n'est pas son ton, mais plustôt celui de Diderot[9]

Les inlassables remaniements dont il a été question plus haut affectent la mise au point d'un nouveau texte «autorisé». Voltaire écrit fin juin à d'Argental : «Il faudrait, mon divin ange, refondre l'Ecossaise; changer absolument le caractère de Frélon, en faire un balourd de bonne volonté, qui gâterait tout en voulant tout réparer, qui dirait toutes les nouvelles en voulant les taire, et qui influerait sur toute la pièce, jusqu'au dernier acte[10]«. Mais on doit se borner à «quelques légères corrections» qu'égrène le mois de juillet[11]. Pour le reste, le succès est «prodigieux[12]« et se communique dès lors à la province[13] : «On m'a mandé qu'on jouait l'Ecossaise à Lyon, à Bordeaux et à Marseille avec le même succès qu'à Paris.» Voilà Fréron «exécuté sur tous les théâtres de France».

Tout pousse donc à une nouvelle édition. Celle-ci est confiée aux Cramer et paraît sous leur adresse, bien que le catalogue de la Bibliothèque nationale donne «Paris» comme véritable lieu d'édition[14]. Le volume comporte le nom de Voltaire au titre en tant que «traducteur» de la pièce de «Mr. Hume». Au texte de l'originale ont été jointes, «par supplément», dit le titre, «les corrections et augmentations faites aux représentations». C'est cette édition qu'est censée suivre celle, à l'adresse de «Londres», datée de 1761, que le catalogue considère comme «vraisemblablement faite à Liège par le libraire Bassompierre[15]«. L'attribution résulte peut-être, en premier lieu, de la présence, dans cette édition, d'un portrait de Voltaire en médaillon qu'utilisa Bassompierre en tête de sa réimpression du Précis de l'Ecclésiaste. Le Journal encyclopédique de Pierre Rousseau avait bénéficié le premier du texte voltairien, publié dans son numéro du 5 juillet 1759[16]. Bassompierre profita de l'occasion pour en donner une édition séparée, tantôt sous l'adresse nue de «Paris», tantôt sous celle de «Francfort, en Foire, Chez J. F. Bassompierre, Libraire à Liége». On a montré ailleurs l'authenticité de l'adresse[17]. Mais le portrait pose un problème encore irrésolu[18]. L'attribution à Bassompierre dans le cas du Caffé se fonde aussi sur l'ornementation. Le bandeau gravé figurant en tête de l'acte premier correspond à celui qui ouvre l'Essai sur le goût dans la contrefaçon Bassompierre de Œuvres de Montesquieu, parues en trois volumes sous l'adresse de «Londres, Chez Nourse» en 1771[19] (ill. 1 à 4). Les compositions typographiques ne sont pas enregistrées dans l'inventaire très succinct réalisé en 1987, mais elles sont conformes au style général que montrent les éditions Bassompierre de années 1761-1762[20] (ill. 5). Cette contrefaçon «reproduirait» donc la deuxième édition «Cramer». Mais la notice de la Bibliothèque nationale laisse elle-même apparaître des différences dans la présentation et disposition des parties. Ce qui s'intitule Additions et corrections faites pour la représentation de la pièce dans l'édition ayant servi de modèle supposé devient Avis au lecteur dans la contrefaçon. La liste des acteurs figure au début dans l'édition «Cramer» et à la fin dans l'autre. S'ajoutent, dans les différentes sections, des différences textuelles. On se demande pourquoi Bassompierre a introduit celles-ci, quand le travail de reproduction le plus mécanique, le plus fidèle, est le moins coûteux.


1 et 2.
Contrefaçon liégeoise, par Jean-François Bassompierre, du Caffé ou l'Écossaise, Londres, 1761 (BnF, 8 Yth 2502)
.


3 et 4.
Contrefaçon liégeoise, par Jean-François Bassompierre, des Œuvres de Montesquieu, Londres, Nourse, 1771, t. III.


5.
Contrefaçon liégeoise du Caffé ou l'Écossaise.


Comparaison de la réédition Cramer de 1760 et de la contrefaçon liégeoise de 1761

Éd. Cramer, BnF, n° 800

Éd. Bassompierre, BnF, n° 801

[ii] ACTEURS.
MILORD MURRAI
WASP, * Faiseur de feuilles périodiques.
* En François Frelon
ANDRÉ, Valet.
UN MESSAGER.
IV. INTERLOCUTEURS,
M. M. LE KAIN.
BONEVAL.
La Scène représente tantôt une salle commune de Caffé, et tantôt l'appartement de LINDANE.

[xvi] ACTEURS
MILORD MURRAY
FRÉLON, ou WASP, Faiseur de feuilles, périodiques.
IV. INTERLOCUTEURS.
Mr. LE KAIN.
BONNEVALLE.
ANDRÉ, Valet.
UN MESSAGER.
La Scene est à Londres. Elle représente tantôt une Salle commune du Caffé, et tantôt l'appartement de LINDANE

v [en fait : iii]-viii ADDITIONS ET
CORRECTIONS faites pour la Réprésentation de la Piece
Le lecteur est prié de substituer partout le mot Wasp au lieu de Frelon.

[xii]-xv AVIS AU LECTEUR
L'Edition que nous donnons de cette Comédie est conforme à celle originale, et telle qu'elle est sortie des mains de l'Auteur. Mais comme elle a été depuis mise au Théâtre, nous avons cru faire plaisir de réunir de suite les légers changement qu'il a paru convenable d'y faire lors de la représentation.

[iii]-xii Préface

[v]-xi Préface

x m'en tenait maître ouvrier

x m'en tenait-on Maître-Ouvrier

xi qui le valent [correct]

xi qui les valent

xi dépens

xi dépends

xi desposés

xi disposés

On a également relevé les variantes textuelles des deux premiers actes. Dans la plupart des cas, le compositeur de la version liégeoise a pu, d'autorité, corriger des fautes ou des coquilles de son modèle supposé (voir ci-dessous). Les systèmes typographiques ou orthographiques sont néanmoins très différents : à nouveau, quel avantage y trouve le contrefacteur?

Éd. Cramer, BnF, n° 800

Éd. Bassompierre, BnF, n° 801

[1] La Scene représente un Caffé et des chambres sur les aîles; de façon qu'on peut entrer de plein-pied des appartements dans le Caffé.

FRÉLON dans un coin, auprès d'une table sur laquelle il y a une écritoire et du caffé, lisant la gazette.

[1] FRÉLON, (dans un coin, auprès d'une table, sur laquelle il y a une écritoire et du caffé, lisant la Gazette).

2 encor encor et à moi rien.

2 encore…. encore…. et à moi rien.

3 Cela peut être; mais il n'y a encor que vous qui me l'ayez dit; on prétend que vous êtes un ignorant; cela ne me fait rien; mais on ajoute que vous êtes malicieux, & cela me fâche, car je suis bon homme.

Cela peut-être; mais il n'y a encore que vous qui me l'ayiez dit. On prétend que vous êtes un ignorant; cela ne me fait rien : mais on ajoute que vous êtes malicieux, & cela me fâche; car je suis bon homme.

8 qui n'aime pas

7 qui n'aime point

8 FRÉLON, se remettant à sa table.

[autres didascalies sans parenthèses]

7 FRÉLON (se remettant à sa table.)

[avec parenthèses]

11 en tout pays

10 dans tous pays

11 entendus

11 entendu

19 indifférant

18 indifférent

20 Pardonnez, Madame, Mademoiselle, je ne sçai comment vous nommer ni comment vous parler : vous m'imposez du respect.

19 Pardonnez… Madame… Mademoiselle… Je ne sais comment vous nommer, ni comment vous parler… Vous m'imposez du respect.

26 elle la reçu

24 elle l'a reçu

34 un araignée

33 une araignée

38 bource

37 Bourse

42 m'umie

40 m'humilie

49 Tiens

47 Tien

Si, comme l'écrit le catalogue de la Bibliothèque nationale, la contrefaçon liégeoise «reproduit» pour l'essentiel le texte de l'édition Cramer, on doit envisager qu'elle doive celui-ci à une autre source, à un intermédiaire. Une édition présente avec la contrefaçon Bassompierre une ressemblance absolue : la contrefaçon rouennaise «parue», ou plutôt reparue, en 1764 sous l'adresse d'Amsterdam, «aux dépens de la Compagnie», en 18 tomes et 22 volumes[21]. Cet ensemble, d'une part, réutilisait des impressions rouennaises antérieures dues à Robert Machuel, lequel avait conçu en 1748 de donner, comme sa maison le faisait à intervalles réguliers, une collection des oeuvres de Voltaire en 12 volumes. Celui-ci, ayant identifié son origine rouennaise puis son auteur au terme d'une véritable enquête policière, avait forcé Machuel, en 1749, à détruire certains volumes et parties de volumes, que l'imprimeur avait cependant conservés en attendant des jours plus favorables. La collection de 1764 lui donna l'occasion d'un réemploi. Les derniers volumes de celle-ci contenaient les œuvres récentes. Le Caffé figure au tome 18, dont la pièce occupe les pages [169] à 250[22]. Elle est imprimée sur un papier de la Généralité de Paris de 1761. On peut donc concevoir qu'elle ait fait l'objet, à l'époque, d'une édition séparée qui devait présenter les mêmes caractéristiques générales, celle-ci pouvant même réutiliser la composition conservée par le tome 18. On y trouve en tout cas, et dans le même ordre par rapport à la contrefaçon liégeoise : la Préface, avec les mêmes variantes («m'en tenait-on», «qui les valent», «dépends», «disposés»), l'Avis au lecteur et la liste des Acteurs, présentés de la même manière. L'orthographe, le système typographique (usage des points de suspension, majuscules, mises entre parenthèses), les variantes relevées plus haut : tout est identique.


OLYMPIE

Il arrive que Voltaire, qui tient à réserver à Cramer une part du marché auquel donne lieu sa production, agissse directement sur celui-ci. Tel est le cas en ce qui concerne l'édition d'Olympie. La pièce avait été créée dans le Palatinat, à Schwetzingen, le 30 septembre 1762. Voltaire, comme à son habitude, n'était pas satisfait de son travail : «Il est dur de sentir la perfection, écrira-t-il aux d'Argental, et de n'y pouvoir atteindre[23].» «Deux raisons» le décidèrent pourtant à la faire imprimer à l'étranger :

La première, à cause des remarques que je crois très intéressantes et très utiles, si utiles même qu'on ne les aurait jamais imprimées à Paris, où les véritables gens de Lettres sont persécutés […]. La seconde raison c'est que ni Le Kain, ni madlle Clairon ne mutileront mon ouvrage. Je vous avoue que dans l'état où sont les choses, j'aime mieux les suffrages de L'Europe que ceux de la ville de Paris[24].

Retirer à sa patrie la priorité de la publication pouvait déplaire. Voltaire écrit au secrétaire de l'Électeur, Cosimo Alessandro Collini, en février 1763[25] :

Si vous êtes dans le dessein d'imprimer Olimpie, je vous prie de faire une petite préface par la quelle il paraisse comme il est vray, que je n'ay nulle part à l'impression. Si mes amis de Paris pouvaient s'imaginer que je fais imprimer cette pièce dans le pays étranger aulieu de la donner en France, ils m'en sauraient mauvais gré avec raison.

L'affaire marcha rondement. L'édition était prête début mars 1763[26]. Le catalogue de la Bibliothèque nationale identifie cette première impression avec celle parue en vi-136 pages sous l'adresse de «Francfort et Leipsic[27]». Voltaire tient par ailleurs à empêcher sa diffusion en France, car il n'est plus très sûr de mériter le succès avec Olympie. C'était naguère, écrit-il aux d'Argental, un «enfant que j'étouffais de caresses» quand «il était au berceau[28]». Mais il ne l'aime plus assez, et craint «qu'on ne lui donne du ridicule dans le monde» : «il peut devenir grande matière à sifflet». Qu'on attende donc la création parisienne et la réaction du public avant d'y laisser circuler l'impression. Voltaire écrit à Damilaville :

J'ai mandé à mon frère, et à l'ange d'Argental, que la Tragédie d'Olimpie, que j'avais donnée à Manheim, êtait imprimée je ne sçais où, et que j'avais été obligé d'en envoyer une copie plus correcte. Mon ange d'Argental veut la faire jouer après pâques; il est bien le maître. Il légitimera ce bâtard comme il lui plaira; mais si on joue la pièce, je crois qu'il serait bon d'en empêcher le débit à Paris avant qu'elle eût été siflée ou suportée[29].

L'affaire le préoccupe : «Si j'étais seulement commis de la chambre sindicale, j'arrêterais le débit d'Olimpie jusqu'à ce qu'elle ait été tolérée ou siflée au théâtre, mais je ne suis pas fait pour avoir des dignitez en France[30]…» À ce stade, seule l'édition allemande de Collini paraît disponible. Il en envoie des exemplaires fin avril aux d'Argental et écrit au cardinal de Bernis : «Si votre Eminence n'a pas reçu encore Olimpie imprimée, elle la recevra bientôt d'Allemagne[31].» Voltaire, cependant, songe à faire réaliser une nouvelle édition. Il écrit aux d'Argental : «Je pense qu'il ne serait pas mal de faire un petit volume de Zulime, Mariamne, Olimpie, le droit du seigneur, et d'exiger du libraire qu'il donnât une somme honnête à melle Clairon et à Lekain, soit que ce libraire fût Cramer, soit un autre[32].» Il confie la réimpression au Genevois et le presse : «je pense cher caro que vous devez vous dépêcher plus tôt que de reculer[33].» Le courrier voltairien est plein du souci de remplacer la «très mauvaise copie qui a été imprimée en Allemagne[34]». L'édition confiée à Cramer doit être disponible en septembre 1763, puisque Voltaire écrit à l'acteur Marc-Antoine-Jean-Baptiste Bordeaux, dit Belmont[35] :

Je supose que vous avez l'édition d'Olimpie faite par les frères Cramer. Il y en a une donnée à Manheim par Mr Colini, secrétaire intime de L'Electeur; on y trouve un détail assez instructif de la manière dont le 5e acte doit s'exécuter. L'actrice qui jouait Olimpie sur le théâtre de Manheim se précipitait du haut d'une Estrade sur un matelas, entre deux rangs de flammes, et on jetait L'orcanson qui augmentait encore le feu.

Le problème est qu'aucune impression portant la date de 1763, parmi celles qui sont répertoriées par Bengesco et par le catalogue de la Bibliothèque nationale, ne porte l'adresse authentique des Cramer ou n'est imputable à leur atelier. À la suite de l'originale allemande de «Francfort et Leipsick[36]«, le catalogue enregistre : 1. une «édition conforme à la précédente, également imprimée en Allemagne», à l'adresse de «Francfort et Leipsic» : Z Beuchot-76 (3), n° 1303 du Catalogue général des imprimés; 2. une «reproduction des éditions précédentes, vraisemblablement publiée en Belgique», à l'adresse de «Genève» : Z Beuchot-609, n° 1304; 3. deux éditions qui recopient l'adresse originale en y ajoutant éventuellement la mention de «Knoch et Esslinger», mais qui sont, avec plus ou moins de «vraisemblance», parisiennes : Z Beuchot-607 et 608, nos 1305 et 1306 du Catalogue général des imprimés.

Notons pour le reste que Besterman ne connaît pas d'édition des pièces dont Voltaire suggérait le regroupement au bénéfice des acteurs, même si Quérard mentionne un Supplément aux oeuvres dramatiques de Voltaire paru à Genève et Paris en 1763.

On en est donc réduit à considérer ce que Voltaire appelle «l'édition d'Olimpie faite par les frères Cramer» comme l'une des éditions «parisiennes», lesquelles sont du reste textuellement liées, la seconde étant «proche de la précédente, avec quelques variantes». En effet, l'édition portant l'adresse nue de «Genève» est incontestablement liégeoise (ill. 6). Ceci résulte de l'ornementation, gravée ou composée. L'édition a au titre une vignette gravée qui figure au titre d'une Épître du roi de Prusse à la Markgrave de Bareith, par Voltaire, avec l'adresse avérée de Bassompierre (ill. 7). Par ailleurs, une composition typographique récurrente authentifie la contrefaçon. Cette vignette composée a connu divers avatars. Elle apparaît dans une contrefaçon Bassompierre du Tancrède de Voltaire, parue en 1761 sous l'adresse des Cramer (ill. 8 et 9). Elle connaît un premier changement dans une édition Bassompierre avouée de la Grandeur d'âme de Caraccioli en 1762[37], puis une seconde modification dans Olympie en 1763 (ill. 11). La composition demeure inchangée jusqu'à son occurrence dans une contrefaçon liégeoise du Spectacle de la nature de l'abbé Pluche en 1771 (ill. 12). La datation du modèle d'Olympie est confirmée par sa présence dans la contrefaçon Bassompierre du troisième tome des OEuvres mêlées de Frédéric II, à l'adresse berlinoise de Chrétien-Frédéric Voss, en 1763[38].

6.
Contrefaçon liégeoise, par Jean-François Bassompierre, de l'Olympie (Bibliothèque de l'université de Liège).
7.
Édition Bassompierre à son adresse (Bibliothèque de l'université de Liège).


8.
Contrefaçon liégeoise, par Jean-François Bassompierre, de Tancrède (1761).



9-12.
Occurrence de la même composition typographique dans la contrefaçon Bassompierre de Tancrède (1761), dans une édition Bassompierre avouée de la Grandeur d'âme de Caraccioli (1762), dans la contrefaçon Bassompierre d'Olympie (1763) et dans une contrefaçon Bassompierre du Spectacle de la nature de l'abbé Pluche, à l'adresse parisienne des frères Estienne (1771).

À quel modèle se rattache l'Olympie liégeoise? On a d'abord confronté les deux premières éditions de «Francfort et Leipsic[39]«. Les textes sont suffisamment proches pour qu'on les confonde dans le tableau ci-dessous. Il en va de même des deux éditions dites «parisiennes», qui n'offrent qu'une seule différence parmi les variantes retenues. On fournit ci-dessous quelques exemples de différences d'orthographe et de ponctuation : voir, en partant de l'originale, les p. [iii], v, vii et 1. Les variantes textuelles corroborent de façon beaucoup plus décisive ce qu'indiquent les précédentes. D'une part, les éditions «parisiennes» sont assez étroitement liées aux originaux allemands, dont elles diffèrent notamment par un usage plus fréquent des virgules et par l'accentuation («J'éspère» / «J'espére», «espére enfin des Dieux» / «espère, enfin, des Dieux», etc.). En dehors des fautes ou corrections de fautes qu'elles ont pu introduire spontanément, par rapport aux éditions allemandes («attaché» pour «si attaché»; «quel qu'il» pour «quelqu'il»), elles se singularisent par un nombre sensible de variantes qu'on a relevées à partir de la p. 65/61. La contrefaçon Bassompierre paraît ne rien devoir d'essentiel aux parisiennes et semble se rattacher directement au texte de l'originale. Mais elle montre aussi une évidente parenté avec la contrefaçon Machuel figurant, comme précédemment, dans l'édition des OEuvres de 1764. On n'a enregistré que deux véritables différences (voir ci-dessous : ce qui est semblable se trouve en grisé). Par rapport aux éditions allemandes, Bassompierre introduit la faute «maintenir» pour «maintenant», qui n'a pas de sens : la contrefaçon Machuel suit le texte de ces éditions, mais a pu aussi corriger spontanément la faute liégeoise. Néanmoins, si la relation entre les deux contrefaçons est directe, on opterait plutôt en faveur d'une influence de Rouen sur Liège.

Éditions allemandes originales

Éditions parisiennes à l'adresse de «Francfort et Leipsick»

Contrefaçon Bassompierre

Contrefaçon Machuel

BnF, Catalogue général,
n° 1302-1303

BnF, Catalogue général,
n° 1305-1306

BnF, Catalogue général,
n° 1304

BnF, Catalogue général,
n° 145

On a consulté les exemplaires correspondants conservés à Bruxelles déjà cités

Bruxelles, Bibliothèque Albert-Ier, Fonds Launoit, FS 54 A ; BnF, Z Beuchot 608

BnF, Z Beuchot 609; Fonds Launoit, FS 55 A

T. XVII, seconde partie; BnF, Z Beuchot 26 (17, II)

[iii] Tragédie. J'éspère

[3] Tragédie. J'espére

[iii] Tragédie; j'espere

639 Tragédie, j'espere

iv plus respectable sur le trône

[3] plus respectable sur le Trône

[iii] plus respectable que s'il était sur le Trône

639 plus respectable que s'il était sur le Trône

v magnifique. Le bucher disposé avec art faisait frémir; c'était

4 magnifique. Le Bucher, disposé avec art, faisait frémir; c'étaient

v magnifique : le bucher, disposé avec art, faisait frémir; c'étaient

640 magnifique; le bucher, disposé avec art, faisait frémir; c'étaient

v Olimpie laissait voir

4 Olympie, faisait voir

v Olympie, laissait voir

640 Olympie, laissait voir

v Spectacle. Les Prêtres

4 Spectacle. Les Prêtres

v Spectacle; les Prêtres

640 Spectacle; les Prêtres

vi si attaché

5 attaché

v si attaché

640 attaché

[vii] Mistéres / Péristile

6 Mystères / péristyle

[vi] Mysteres / Péristile

642 Mysteres / Péristile

[1] espére enfin des

Dieux

[7] espere, enfin, des Dieux

[1] espere enfin des

Dieux

663 [= 643] espere enfin des Dieux

[1] troublés. Je respire

[7] troublés. Je respire

[1] troublés : Je respire

663 troublés : Je respire

62 nos Tirans

65/61 les tyrans

72 nos Tyrans

679 nos Tyrans

63 ni loi

66/62 ni loix

74 ni loi

680 ni loi

64 ses solemnités

68/63 les

75 ses

681 ses

65 quelqu'il

69/64 quel qu'il

76 quel qu'il

682 quel qu'il

65 les eaux salutaires

69/64 ses

76 les

682 les

83 résistez

86/80 résistez

97 résistiez

693 résistiez

83 maintenant

86/80 maintenant

97 maintenir

693 maintenant

83 en un jour

86/80 dans un jour

97 en un jour

693 en un jour

85 Ainsi donc d'Antigone

88/81 Ainsi donc Antigone

99 Ainsi donc d'Antigone

694 Ainsi donc d'Antigone

90 vôtre

93 notre/86 votre

105 votre

697 votre

90 pouvez

93/86 pourrez

105 pouvez

697 pouvez

90 et du moins

93/86 (ou du moins je l'espere)

105 et du moins

697 et du moins

90 ce Temple

93/86 ce Temple

105 le Temple

697 le Temple

93 OLIMPIE
Je vais vous éclaircir

95/88 CASSANDRE
[…] Je vais vous éclaircir

108 OLYMPIE
Je vais vous éclaircir

698 OLYMPIE
Je vais vous éclaircir

94 des dons

96/89 les

109 des

699 des

96 mon épouse

97/90 son épouse

110 mon Epouse

700 mon Epouse

À des degrés divers, les deux contrefaçons liégeoises renvoient au texte des contrefaçons rouennaises correspondantes, sans que l'on puisse ni établir dans quel sens s'est opérée la copie de l'une à l'autre, ni exclure la possibilité d'une source commune. Manifestement, notre connaissance de l'édition parisienne est encore très insuffisante, notamment pour établir si Cramer aurait travaillé en sous-traitance. L'hypothèse d'une relation privilégiée entre Liège et Rouen va dans le sens d'un constat général, acquis ces dernières années à propos des «fausses éditions liégeoises» et des rééditions du Précis de l'Ecclésiaste et du Cantique des cantiques de Voltaire. Il faut espérer que de nouvelles entreprises, comme la création d'un serveur de bibliographie matérielle par Pierre Mouriau de Meulenacker, embrassant une aire géographique beaucoup plus vaste, fournira en la matière d'autres informations utiles.

[*] Paru dans «Voltaire et le livre», Cahiers Voltaire, 2008.


NOTES

[1] BnF, ms. fr. 22161, f . 93v. D'Hémery semble avoir voulu écrire : «Gen[ève]», raturé.
[2] D8904.
[3] Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale. Auteurs, t. CCXIV, Paris, 1978, nº 789.
[4] D8911.
[5] D9091.
[6] P. viii.
[7] Catalogue général, nº 794-799,
[8] «Qu'esce qu'une comédie intitulée le caffè?», demande Voltaire en mai à Mme d'Épinay (D8918). «Elle n'est pas de moi», affirme-t-il le lendemain à Élie Bertrand (D8920).
[9] Lequel Diderot offre en ce moment à Paris la figure d'un persécuté «très vaporeux» (D8954, D9037).
[10] D9010. La critique a longtemps répété que le personnage de Frelon était imparfaitement intégré dans l'action, à la suite d'une remarque de Voltaire lui-même : «Si j'avais pu prévoir ce petit succez, écrit-il, si en barbouillant l'écossaise en moins de huit jours j'avais imaginé, qu'on dût me l'attribuer et qu'elle pût être jouée, je l'aurais travaillée avec plus de soin, et j'aurais mieux cousu le cher Freron à l'intrigue» (D9113).
[11] D'Argental à Voltaire, 30 juin, D9018; D9043, D9048 et D9062, du même au même, 6, 9 et 14 juillet, avec changement textuel précis et indication scénique; à Thieriot, 22 juillet, D9081; à d'Argental, 25 juillet, D9089.
[12] D9091. Il est «égal à celui de Mérope», ajoute Thieriot, et on peut conjecturer que la pièce «aura quinze représentations et sera reprise cet hyver, et par la suite plus souvent que le français à Londres [Le Français à Londres de Boissy] qu'elle fera éclipser» (D9100). «Hier à la 4e représentation il y avoit plus de monde qu'à la première», témoigne d'Alembert (D9114). On y pleure «comme à Zaïre», rapporte Marmontel (D9115).
[13] D9173. «On joue l'Ecossaise dans toutes les provinces», écrit-il fin août (D9172). Même satisfaction dans les lettre à Thieriot du 29 août (D9175) et à d'Argental du 1er septembre (D9180).
[14] Catalogue général, nº 800.
[15] Catalogue général, nº 801; voir illustration 1.
[16] Sur l'installation à Liège du Journal encyclopédique, voir Roland Mortier, «Le siècle des Lumières aux pays de Liège, de Namur et de Hainaut», La Wallonie. Le pays et les hommes. Lettres, arts, culture. Tome 2 : Du XVIe siècle au lendemain de la Première guerre mondiale, éd. Rita Lejeune et Jacques Stiennon, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1978, p. 74-101.
[17] «Vraies et fausses éditions liégeoises ou rouennaises de Voltaire», Revue Voltaire 4, 2004, p. 271-292.
[18] «Voltaire et l'édition liégeoise jusqu'en 1765», Livres et Lumières au pays de Liège, éd. D. Droixhe et al., Liège, Desoer, 1980, p. 131-171 (en collaboration avec M.-Fr. Gérard).
[19] «Signatures clandestines. Sur les contrefaçons de Liège et de Maastricht au XVIIIe siècle», La Lettre clandestine 9, 1999, p. 195-235; «Signatures clandestines et autres essais sur les contrefaçons de Liège et de Maastricht au XVIIIe siècle», SVEC, 2001 : 10, p. 49-198.
[20] «Systèmes ornementaux. Le cas liégeois», Études sur le XVIIIe siècle 14, 1987, p. 68-69.
[21] Catalogue général, nº 145-148. Voir l'étude, en préparation, sur «Les éditions dues à Robert Machuel, libraire à Rouen, connues sous les sigles W48R, W50R et W64R», bibliographie préparée par Andrew Brown et David Smith, dans le cadre d'une Bibliographie d'éditions des oeuvres complètes de Voltaire, sous la direction de David Smith.
[22] Catalogue général, p. 152.
[23] D11042, 25 février 1763.
[24] D11174.
[25] D10973.
[26] Voltaire écrit à Collini : «Mon cher historien palatin, mon cher éditeur, envoiez moy je vous prie sur le champ par les voiture publiques trois douzaines d'Olimpies en feuille» (D11071, 7 mars 1763).
[27] Catalogue général, nº 1302.
[28] 24 mars 1763, D11125.
[29] D11134. Voltaire prétendra contradictoirement peu après qu'il a «toujours été dans le dessein de hazarder cette tragédie plutôt à l'impression qu'au téâtre» (13 avril, D11163).
[30] 9 avril, D11158.
[31] D11773, D11177; 14 mai, D11206.
[32] Aux d'Argental, D10999. Voir encore, à la mi-juin : «À l'égard de mademoiselle Clairon si les frères Crammer débitent avec quelque avantage le tome d'Olimpie, de Zulime et du droit du seigneur il faudra bien qu'il fassent un présent» (D11265).
[33] D11180.
[34] D11078.
[35] D11397.
[36] Z Beuchot 606, Catalogue général, nº 1302.
[37] Voir la réglette de base et les extrémités (ill. 10).
[38] Voir «Signatures clandestines et autres essais», chap. II, images 02.001 sv. Le deux premiers tomes des OEuvres mêlées datent de 1760.
[39] Dans les exemplaires conservés dans le Fonds Launoit de la Bibliothèque Albert-Ier de Bruxelles, FS 52 A et FS 53 A (réserve précieuse).

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