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Le Journal encyclopédique
est-il vraiment un périodique
«éclairé» en matière de
médecine? Le cancer
selon Jean-Marie Gamet


Par DANIEL DROIXHE*

Je remercie les Professeurs Bernard Hoerni et Jacques Rouëssé,
du soutien qu’ils m’ont apporté dans mes recherches.
Sabrina Minuzzi a bien voulu me communiquer en
édition pré-originale l’article mentionné ci-dessous.

On sait la place que représente, dans l’histoire de la presse médicale, la Gazette salutaire créée en 1761 à Bouillon sous l’impulsion de Pierre Rousseau, en tant que deuxième grand périodique de langue française consacré à la discipline, après le Journal de médecine de Paris (Droixhe 2015 ; Droixhe, à par. 1). Le Journal encyclopédique de Rousseau a également publié des comptes rendus d’ouvrages médicaux, notamment ceux qui traitaient du cancer. On se propose ici, en vue d’une étude plus importante, d’envisager la manière dont le Journal traita les ouvrages d’un auteur parfois considéré comme un charlatan — ou un médecin attitré offrant les caractères d’un « empirique », pour reprendre une distinction qui fait aujourd’hui l’objet d’un débat (Minuzzi, sous presse).

Jean-Marie Gamet ou Gamet de Saint-Germain, « ancien professeur royal, médecin breveté et pensionnaire du roi », de Lyon, publia en 1772 une Théorie nouvelle sur les maladies cancéreuses, nerveuses et autres affections du même genre, avec des observations-pratiques sur les effets de leur remède approprié (Rouëssé 2011, 72, 144, 198). Le Journal encyclopédique en rend compte en janvier 1773 avec un enthousiasme qui est bien celui d’un journal acquis aux Lumières face aux progrès extraordinaires accomplis par celles-ci (JE, janv. 1773, t. 1, 24-28.). « L’humanité entière » devra bien sûr à Gamet une immense obligation « si son remède est aussi efficace que son ouvrage et les expériences soutenues qu’il en a faites semblent le prouver ».

On ne connaissait, contre cette affreuse maladie, que  la ressource cruelle et inutile de l’amputation ; elle détruisait, il est vrai, le mal local ; mais elle ne portait pas dans le sang, dans les humeurs dépravées, cette nouvelle vie, qui devait les épurer. À peine un sein cancéreux était-il extirpé, que six mois, ou un an après, l’autre sein était aussi cruellement affecté ; les médecins et les chirurgiens de bonne foi ont enfin été forcés de convenir que cette douloureuse opération ne produisait aucun bien réel : l’expérience même leur a démontré que le malade mourait souvent peu de temps après la métastase qui se faisait de l’humeur.

La métastase, dans son principe, était en effet connue depuis longtemps. Le Journal encyclopédique avait lui-même évoqué la diffusion de la maladie à propos du Traité sur le vice cancéreux de Dupré de Lisle, paru en 1774 (JE, mars 1775, t. 2,  270).

Pour détruire le mal, il faut donc remonter à son principe, « l’attaquer dans sa source » et donc « la connaître ». Telle a été, selon le Journal,  la marche victorieuse de Gamet. « Il a étudié la nature du mal, l’a suivie pas à pas ; et s’écartant de la route ordinaire, il l’a prise dans son principe, et a détaillé ses différents périodes. » Gamet, empruntant une voie inédite, aurait donc découvert, expérimenté, un processus que tant de praticiens des âges précédents avaient ignoré. Tout se passe comme si l’histoire même de la médecine française – d’Antoine Louis à Astruc, de Le Cat et Lassone, dès 1739, à Le Dran (Hoerni 2014) – avait méconnu la genèse du cancer et négligé d’en chercher les raisons. L’Académie de Médecine, l’Académie de Chirurgie avaient donc sommeillé. Les jeunes Lumières, dans leur entreprise de rupture, tirèrent parfois un voile épais sur les acquis des âges précédents, y compris ceux de la première moitié du dix-huitième siècle. Plus généralement, les académies furent taxées de préoccupations peu « philosophiques ». L’Académie des Inscriptions, notamment, subit à l’occasion l’opposition des affidés de l’Encyclopédie, soucieuse de se démarquer de savants attachés à des antiquailles (Droixhe 1979). Les vues les plus éloignées d’une réelle modernité triomphaient sous la bannière de la Raison.

Gamet a donc, selon le Journal encyclopédique, réussi à identifier le principe de la maladie, en détaillant ses « différents périodes » à partir du sang. « Le sang, dit-il, est la source de tous les fluides du corps humain ; ces fluides composent tous les solides, et c’est dans son mouvement régulier que consiste la santé. » Telle est la « proposition fondamentale » de Gamet, « d’où émanent naturellement les parties qui forment cet ouvrage ». Deux éléments constituent particulièrement la source de la santé et de la maladie : les nerfs et le « fluide nerveux ». Ce dernier est « le grand agent de la machine animale » : il détermine « la formation et l’accroissement du corps » ; « il est l’organe de la nutrition, de la sensibilité, du mouvement, et des sensations ». Sa fonction a été obscurcie, occultée, par « les opinions adoptées, combattues, renouvelées et toujours inutilement discutées par les auteurs, pour s’être trop écartés des voies simples dont la nature ne s’éloigne jamais ». Mais les objets de ces interrogations, enfin « discutés clairement, semblent, sous la plume de M. G., n’être plus des hypothèses, mais se présenter comme des démonstrations ».

On n’essaiera pas ici de rattacher les idées de « M. G. » à l’histoire de la nation d’irritabilité. Comme il est constaté par ailleurs, dans le Journal encyclopédique, Gamet peut s’être inspiré d’auteurs comme Malpighi, Glisson, Raymond Vieussens, Le Cat ou Palfijn — et bien sûr Haller. On se bornera à noter ici que les ouvrages de plusieurs d’entre eux étaient déjà très anciens et qu’ils n’avaient parfois connu aucune édition française, comme c’est le cas pour le célèbre Malpighi. Les œuvres de Francis Glisson, reconnu parmi les précurseurs des théories de l’irritabilité, admiré de Haller, n’ont apparemment pas connu de traduction française et leur publication est pratiquement confinée au dix-septième siècle (Hartbecke 2006). Gamet a pu puiser certaines informations dans les ouvrages de Raymond Vieussens (Traité nouveau des liqueurs du corps humain, 1715 ; Nevrologia universalis, 1685, réédité en 1761 et 1775) et du Courtraisien Jan Palfijn, médecin à Gand (Anatomie du corps humain, en néerlandais, 1718, publié en français en 1753 ; voir Huard/Grmek 1968, passim).

Un abrégé de considérations assez générales, très répandues, fait suite dans le Journal encyclopédique, à propos du fluide nerveux. Celui-ci « est malheureusement dépravé dans les gens riches, par une vie molle, efféminée, oiseuse ; dans les pauvres, par une nourriture de mauvaise qualité, par un travail forcé ; dans les hommes de cabinet et d’étude, par une contention d’esprit trop soutenue, par une vie trop sédentaire, et dans presque tous les hommes, par des désirs immodérés, par l’excès des passions, etc., et souvent par l’abus des médicaments ».

Gamet, qui s’est érigé en moralisateur, ne manquera d’incriminer « l’affection mélancolique des deux sexes » : une « dépravation », dont « il démontre quelle est l’essence ». « On lira, avec le plus grand plaisir, ce qu’il dit de la mélancolie anglaise ». Gamet accroche sa réflexion à un autre thème porté par la mode. Il attribue à « la dépravation du fluide nerveux » les fameuses « affections vaporeuses » dont traite très doctement le docteur Pomme dans un best-seller de 1760 (Arnaud 2014). « Des tumeurs de toute espèce en sont la suite inévitable »… Par chance, la Théorie nouvelle offre une perspective d’éclaircie aux victimes de la maladie: « Cette théorie est écrite en style simple et léger, à la portée des Dames, pour lesquelles cet ouvrage est spécialement destiné, quoique les hommes ne soient point pas moins sujets aux vapeurs, aux squirrhes, aux cancers, etc. » Au moins cette dernière proposition apporte-t-elle une vue susceptible d’interrogation, par les historiens d’aujourd’hui, chez qui est apparue l’opinion selon laquelle le cancer serait surtout une « maladie féminine » (Skuse 2015 ; Droixhe, à par. 2).

Le  Journal de Pierre Rousseau devra bien en convenir. « Il paraît que M. G. se plaint de la persécution qu’il éprouve de la part de ses confrères. » Et il est vrai que son livre paraît « fait pour produire la plus grande sensation ». La réponse : « Faisons le bien, et laissons dire. » L’authenticité de la théorie et du remède sont assez assurés par « les noms des personnes respectables qu’il cite » : par tous ces certificats qu’il accumule, dus aux autorités de Lyon, au « Lieutenant-Général de cette ville », à « Mr. l’Archevêque », à « la Princesse de Marsan », à « Mme de Sennevière ». Voilà bien des références d’ancien style chez un journaliste qui se gargarise du nouveau.

Il est vrai que celui-ci peut s’appuyer sur le compte-rendu de la Nouvelle théorie paru l’année précédente dans l’Année littéraire (AL, t. 3, 1772, 337-343). Gamet s’y présente en « observateur exact » par la théorie et en « chirurgien prudent » dans la pratique. Aussi bien fait-il le bon choix de s’appliquer à un seul objet, en traitant de ce qu’il nomme « cancer ».

Il serait à souhaiter, pour le bien de l’humanité, que chaque médecin et chaque chirurgien s’appliquassent à traiter une maladie particulière ; ils l’étudieraient avec plus de soin ; ils en connaîtraient mieux les progrès ; enfin, après plusieurs tentatives et par des expériences réitérées, ils parviendraient, comme M. Gamet, à trouver des spécifiques.

On comprend donc que celui-ci en garde le secret. « L’auteur, dans la crainte de quelque méprise ou de mauvaise foi de la part de ses ennemis, l’administre lui-même et ne le confie à personne. » Quelle complaisance le journalisme ne trouve-t-il pas parfois pour saluer une nouveauté dans un domaine qui lui échappe. Au diable les traités poussiéreux des Diafoirus de toute époque. L’ouvrage en question, est-il répété, « est à la portée de tous les lecteur, et surtout des Dames ».

Un petit Dictionnaire, placé après le frontispice, donne les explications de ces mots théniques, de ces mots étrangers à notre langue, et dont la définition qu’ils renferment, inintelligibles pour ceux qui ne savent pas le grec, ne leur présente que de grands mots, des mots barbares que l’ignorance ou la charlatanerie savent employer aux yeux du trop crédule vulgaire.

Voilà comment les nuages de la « charlatanerie » dont la compétence et l’érudition professionnelles prennent parfois la forme est déjouée par « la pratique le plus sage et le plus méthodique ». Bref, par « la théorie la plus éclairée ».

Gamet donnera ensuite en 1777 un Traité des affections cancéreuses, pour servir de suite à la théorie nouvelle sur les maladies du même genre. Il y pose la question du cancer dans le cadre de sa conception de l’homme, telle qu’il l’avait exposée dans la Théorie nouvelle (Gamet 1777, 2-3).

J’ai dit qu’à l’exception de la fibre simple, le corps humain n’est qu’un assemblage immense de canaux et de conduits de diverses formes, de différentes grandeurs, la plupart imperceptibles, qui ont entre eux la plus parfaite liaison, la plus exacte correspondance pour faire circuler  le sang et tous les sucs dont ils sont remplis, desquels ils tient leur origine, et dont ils reçoivent continuellement leur nutrition.

Qu’on se représente donc le corps « comme un assez gros vaisseau uniquement composé de tubes et de filières » faisant circuler des « liqueurs » que leur « subtilité » rend proprement incommensurables. « Plusieurs expériences physiques prouvent que trois mille deux cent quarante globules de sang, qui ne peuvent couler que l’un après l’autre dans les  plus petits vaisseaux sanguins, également à peine le diamètre d’un pouce », c’est-à-dire deux centimètres et demi. Or la lymphe, supposée charrier particulièrement le virus cancéreux, est « six fois plus subtile que le sang ».

C’est dans le cours régulier du sang et de ces humeurs, et dans leur équilibre, que consistent la santé et la vie. Si quelque vice étranger, si quelque corps hétérogène dérangent le mouvement des fluides, détruisent l’harmonie qui existe entre les solides et les fluides, gênent le passage de ceux-ci dans une ou plusieurs parties, il survient une maladie plus ou moins grave, à raison de la cause qui la produit.

Dans ce passage se trouve mentionné le rôle d’un « corps hétérogène » dans la naissance du cancer. Si l’accident lié à ce corps correspond au « coup » qui entraîne « l’extravasion humorale », comme il est écrit dans la Gazette de santé, celle-ci déforme sensiblement les conceptions de Gamet. Celui-ci attribue en effet à la « lymphe nervale, primitivement altérée », une responsabilité essentielle dans une maladie dont le développement est favorisé par une série de facteurs : « une nourriture trop succulente, assaisonnée avec des substances d’une nature acrimonieuse », « une vie sédentaire » éventuellement associée à « cette intempérance », etc. Voilà qui, conformément aux conceptions courantes, altère les sucs véhiculés par le sang : « de là leur stagnation, leur épaississement, et par succession de temps l’engorgement de la partie qui les contient » — et de là le cancer. « Voilà pourquoi les personnes qui habitent les villes sont, en général, plus sujettes aux maladies cancéreuses et nerveuses (deux affections qui ont beaucoup de rapport entre elles) que celles qui habitent les campagnes ». Si ces considérations reflètent des opinions souvent partagées, elles ne sont pas indifférentes.

Il en va de même de la description du processus par lequel la lymphe communique parfois le « vice » dont elle est atteinte aux organes, en formant « un noyau, un point central, qui, chez les femmes, est presque toujours aux mamelles ou à la matrice » : « deux parties dont la correspondance est très intime et d’une extrême sensibilité, à raison de la grande quantité de nerfs qui entrent dans leur texture » (ibid., 18).

À raison de cette sensibilité chez les femmes, surtout dans les deux organes qu’on vient de nommer,  l’état spasmodique des solides est beaucoup plus fréquent chez elles que chez les hommes. Ces spasmes fréquents, favorisés souvent par des passions vives, violentes, auxquelles elles sont sujettes, sont bientôt suivis du relâchement des parties et de l’atonie ; ce qui donne lieu à la stase des humeurs, à leur épaississement, enfin à la formation des squirrhes, des cancers, etc., surtout lorsqu’un principe humoral, capable de leur donner naissance, se joint aux circonstances précédentes…

Le Journal encyclopédique rendit également compte du Traité des affections cancéreuses (JE, nov. 1777, t. 8, 55-62). L’auteur, écrit le journaliste, joint ici à la Théorie nouvelle, résumée par le périodique quatre ans auparavant, une « partie pratique, qui, quoique incomplète, sera toujours fort utile aux gens de l’art ». Celle-ci repose sur un « principe fondamental » : « savoir que toute l’œuvre de la nutrition s’opère par le système nerveux ».

Si l’on examine attentivement les dernières ramifications nerveuses, on voit, suivant son observation, qu’elles finissent par se résoudre en tissu cellulaire, qu’un auteur moderne a regardé comme le véritable dépôt de la matière nourricière, et, conséquemment, comme un des organes de la nutrition. Ainsi tout concourt à démontrer que c’est par le ministère des nerfs et de leurs ramifications que s’exerce cette fonction de l’économie animale, au moyen de laquelle le corps répare continuellement les pertes qu’il essuie.

Le rythme d’accroissement du fœtus illustrera cette multiplication du « tissu cellulaire ». Elle s’accompagne d’un calcul du « suc nourricier » reçu par le cerveau, en fonction du « sang qui y est admis » : filtrage fournissant « non seulement la substance nécessaire à la spiritualité et au mouvement, mais celle de la composition, de l’accroissement de la nutrition, et de la réparation de tous les solides, ainsi que le levain spiritueux, dont la matière séminale est abondamment pourvue »… Ainsi, la « lymphe nourricière » qui constitue ce « suc nerveux » peut s’altérer « par les effets d’un mauvais régime » : altération qui se communique aux « autres sucs moins élaborés », formant des « congestions de noyaux qui produisent les cancers ». CQFD. Le scénario dépassait pour le moins en sophistication ce que l’époque imaginait pour lier l’abondance du flux laiteux au cancer du sein. On peut regretter que ces méditations débouchent de manière très commune, dans le compte-rendu du Journal encyclopédique, sur la confusion entre cancer, écrouelles, scorbut et syphilis.

Il est vrai que le périodique reproduisait par la suite un passage sur le « cancer du rectum » dont on peut retenir ceci.  

Cette tumeur commence ordinairement par un bouton dur, situé à l’entrée du rectum, et qui augmente peu à peu ; (…) il produit des hémorragies très fréquentes dans cette partie ; mais elles diminuent à mesure que le cancer augmente (…) ; en grossissant, il se prolonge dans le rectum, occupe la cavité de cet intestin, et sort quelquefois de manière qu’on le prendrait pour le rectum lui-même (…). Outre ce cancer, on en observe un autre à la même partie, d’un caractère différent, et dont l’effet consiste à ronger les chairs, sans produire des tumeurs aussi apparentes que celles du précédent. Si l’on introduit le doigt dans l’anus, on trouve les bords de l’ulcère calleux et saillants…

Laissons à d’autres le soin d’un commentaire approprié.

Comment de telles spéculations et observations n’auraient-elles pas accrédité le  remède de Gamet ? « En 1765, il déposa entre les mains de M. Pupil de Myon,  lieutenant-général de la sénéchaussée, et premier président de la cour des monnaies de Lyon » — déjà cité — « la formule de son électuaire ». Celui-ci ne demande, pour opérer, « que 6, 8 ou 10 mois », dans les cas de tumeurs, et la guérison des cancers ouverts, quand ils en sont susceptibles, « se termine, au plus tard, en un an et demi ». On se le procure chez l’auteur, à Paris rue Plâtrière, où logea Rousseau de 1770 à 1778 (d’où l’appellation actuelle de rue Jean-Jacques Rousseau), ou en s’adressant « à M. Cadet, ancien apothicaire-major des camps et armées du roi, membre de l’académie royale des sciences, rue St. Honoré », ou « à Lyon, à M. Cadet, professeur en pharmacie, place des Terreaux ».  C’est que « le roi a bien voulu en acheter le secret, qui ne tardera pas, sans doute, à être rendu public, pourvu toutefois que des succès soutenus augmentent la confiance qu’il paraît mériter ». Un doute oblige cependant à envisager « dans quelles espèces de cancers ce médicament est plus ou moins efficace, inutile, ou peut-être même nuisible ».

Fidèle à Gamet, le Journal encyclopédique ne manqua pas d’accueillir en 1782 une « Lettre à M. Gamet, médecin pensionné de S. M. T. Chrét., résidant à Coligny en Franche-Comté » (JE, I, 141-146).  Celle-ci est signée de Hugues Gauthier, médecin du roi, auteur d’un Catalogue des plantes usuelles de la France (1760) et d’une Dissertation sur l’usage des caustiques pour la guérison radicale des hernies (1774). L’auteur y annonce sans ambages, dès la première ligne, son admiration pour la Théorie nouvelle sur les maladies cancéreuses, qu’il a « enfin eu le bonheur de [se] procurer » (Gauthier date sa lettre du 12 décembre 1781 ; la Théorie avait paru près de dix ans plus tôt). Le livre est un « chef-d’œuvre en son genre ». « J’avais entendu dire à M. le chancelier de la faculté de médecine de Montpellier, que, pour faire des progrès solides dans l’art, il fallait surtout s’appliquer à l’étude des bons traités particuliers, et des observations bien faites. Or, votre ouvrage réunit l’un et l’autre avantage… »

La théorie de Gamet « est toute neuve, toute à vous seul, et fondée sur des faits qui en font une doctrine des plus lumineuses » — ce qui, déjà, est beaucoup dire. L’auteur n’a pas voulu « rechercher la nature du fluide nerveux ». C’est que celui-ci « est aussi mystérieux que ses effets sont, pour la plupart sensibles ». Aussi se contente-t-il « d’en prouver l’existence », mais « de la manière la plus victorieuse », contre « ceux qui la veulent nier ». « Est-il rien de plus ingénieux que l’explication que vous donnez de la manière dont s’opère la nutrition au moyen de ce fluide, qui, malgré sa subtilité, a été aperçu par Malpighi, Glisson, Vieussens, Le Cat, Palfin ? » — on a mentionné le passage.

Il est curieux de voir ensuite commentée la double cause de généralisation du cancer que mentionnait Gamet. La « dépravation » du fluide nerveux, dont les effets, « après avoir ébranlé l’édifice dans ses fondations, en opèrent enfin l’entière destruction », tient à des réalités contraires : le cancer est « une suite de l’extrême indigence » mais aussi celle de « richesses excessives ». « Aussi voit-on les villes remplies de spectres languissants, de corps énervés, et de figures agonisantes. » Le journal invoque ici « M. Tissot », qui, « en parlant des moyens de prévenir et d’adoucir les effets de la vie des gens du monde », doit avouer qu’on est encore sans armes contre la terrible maladie. Aussi : « Pouvait-on expliquer mieux que vous ne l’avez fait, les effets de l’influence des passions sur la santé, dont vous rapportez des exemples aussi curieux qu’intéressants ? » (Rieder 2017 ; Pilloud 2013).

Le commentaire sur la mélancolie ne manque pas d’invoquer la climatologie ambiante (Collart/Droixhe 2011 ; Collart/Droixhe 2016 ; Janković 2010 ).

Vous résolvez une difficulté qui serait bien embarrassante relativement aux Anglais, lesquels, en raison de la situation de leur climat, devant être moins sujets aux affections nerveuses que les peuples méridionaux, en sont cependant les plus nombreuses victimes. Ils cesseront, ainsi que tant d’autres, de chercher leur guérison dans les longs voyages, maintenant que vous leur avez appris que ces moyens ne sont le plus souvent que palliatifs.

À quelle hauteur le docteur Gauthier ne place-t-il pas Gamet ! « Il n’est pas surprenant que les plus grands médecins, et particulièrement le célèbre Boerhaave aient échoué dans le traitement de ces maladies : ils ne pouvaient point les attaquer dans leur véritable principe, puisqu’ils l’ignoraient ». Le reste de l’apologie est à l’avenant. « Une théorie si lumineuse est justifiée par les faits les plus extraordinaires, les plus authentiques et les plus nombreux. » Quel puissant « désir de soulager l’humanité souffrante » ! Quel « noble désintéressement » ! Comment l’espoir ne renaîtrait-il pas, chez « les malheureuses victimes de ces cruelles maladies », « en apprenant de vous que, par un effet de votre zèle pour l’humanité, l’époque de leur délivrance est enfin arrivée » ?

« À combien de personnes de tous les rangs votre mémoire ne doit-elle pas être chère, ainsi qu’elle me le  sera à jamais à moi-même ? » Le docteur Gauthier avait-il lui-même connu le cancer ou sa proximité ? On comprend l’éloquence de son éloge du confrère lyonnais. Le Journal encyclopédique, quant à lui, restait dans sa position habituelle de portevoix d’un nouveau savoir qui combattait les crédulités sans s’en être totalement affranchi.

Il ne faudra pas longtemps avant qu’une nouvelle étape des Lumières, plus critique, plus radicale, plus destructrice des croyances traditionnelles et des chimères, règle son compte à un remède qui valut à son auteur une si longue et si internationale renommée. Même la très honorable Critical Review jugeait très positivement la Théorie nouvelle, en 1773. « This author’s subjects, theory, and practical observations are interesting and remarkable » (C.R., vol. 35, 1773, n° 25, 67).

1er novembre 2017



BIBLIOGRAPHIE

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Gamet, Jean-Marie. 1772. Théorie nouvelle sur les maladies cancéreuses, nerveuses et autres affections du même genre, avec des observations-pratiques sur les effets de leur remède approprié. Paris : Ruault. - AL, 1772, t. 3, 337-344 ; JE, janv. 1773, t. 1, 24-28.
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Skuse, Alanna. 2015. Constructions of Cancer in Early Modern England. Ravenous  Natures. Basingstoke : Macmillan.

* Université Libre de Bruxelles / Université de Liège
Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique
Membre titulaire de la Société française d’histoire de la médecine.

[mis en ligne le 01.11.2017]

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