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Andrew Brown (1946-2023)
et le programme
de recherche Môriåne)
par DANIEL DROIXHE
La Société wallonne d’étude du dix-huitième siècle apprend avec une grande tristesse la disparition d’Andrew Brown. Il ne nous appartient pas d’évoquer ici l’activité et l’œuvre magistrales de celui dont les entreprises furent au centre des plus importants chantiers ouverts depuis plusieurs décennies en histoire des lettres françaises du XVIIIe siècle. Ses travaux dans le domaine de l’histoire du livre nous concernent particulièrement, car Andrew Brown participa activement au démarrage du programme de recherche Môriåne sur l’identification des éditions clandestines et des contrefaçons des Lumières.
Lors du colloque Vers une nouvelle érudition : numérisation et recherche en histoire du livre, organisé à Lyon par l’ENSSIB en 1999, il a été rappelé que ce programme de recherche était né vers 1990 et qu’un « serveur consultable en ligne » avait été développé « depuis 1994 »[1]. En décembre 1996, une séance de travail fut organisée à l’Université de Liège par mon service de Littérature wallonne avec la collaboration de Nadine Vanwelkenhuyzen, de l’Université Libre de Bruxelles, pour évaluer les meilleures conditions d’enregistrement informatique des données ornementales fournies par les travaux de bibliographie. Participèrent notamment à cette réunion – d’après mes souvenirs – Silvio Corsini (Lausanne), Cecil Courtney (Cambridge) et Andrew Brown. Peut-être Claudette Fortuny (Montpellier) était-elle présente. J’ai oublié le nom d’un collègue allemand spécialiste de l’histoire du livre à l’époque de Frédéric II.
Comme l’expliquait notre communication présentée au colloque Vers une nouvelle érudition, le « projet Môriåne » visait au départ l’identification des contrefaçons liégeoises du XVIIIe siècle. Mais « l’extension aux répertoires typographiques d'autres régions s'est imposée progressivement ». Elle fut en effet « particulièrement stimulée par la communication, en 1998, des archives de Françoise Weil, ancien conservateur à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, qui a constitué un catalogue général, manuel, portant sur la France, la Belgique, la Hollande, etc. ».
La question de la numérisation était à l’ordre du jour. Le service de Littérature wallonne disposait depuis quelques années, grâce au FNRS, d’un matériel informatique assez rudimentaire qui permit notamment de réaliser des enquêtes sur le terrain à la bibliothèque de Rouen. En 1996, Andrew Brown y apportait son expérience de directeur de la Voltaire Foundation de l’université d’Oxford – poste qu’il allait bientôt quitter pour fonder à Ferney-Voltaire, en compagnie d’Ulla Kölving, le Centre international d’étude du XVIIIe siècle / C18. D’autres changements n’allaient pas tarder à affecter la poursuite du programme Môriåne dans la cadre du Groupe d’étude du dix-huitième siècle de l’université de Liège
Les discussions de décembre 1996, à l’université de Liège, portèrent notamment sur la désignation des ornements typographiques. Le groupe Môriåne y défendit âprement leur classification générale en deux types : « bandeaux » et « vignettes ». Le premier terme ne posait guère de problème, même si une distinction entre « bandeaux encadrés » ou « en rectangles » et « bandeaux non encadrés » ne fut pas spécialement discutée. À nos yeux, aucune distinction n’était nécessaire, entre bandeaux gravés ou résultant d’une matrice en métal et bandeaux constitués d’un ensemble de caractères. Ce que le programme Môriåne a désigné d’emblée par le terme « vignette » évitait à notre avis certaines ambiguïtés. Le terme de « cul-de-lampe » paraissait uniquement concerner les ornements qui terminent un chapitre, alors qu’ils sont aussi utilisés en page de titre. D’autre part, l’appellation de « fleuron » induisait une confusion possible avec le néerlandais bloem, qui s’appliquait à des caractères typographiques. Nos débats ne respectaient guère le proverbe latin qui décrète : « Le juge ne s’arrête pas aux minuties. » Nous poursuivions les échanges sur celles-ci au-delà de la porte des restaurants, comme à la table de celui qui nous accueillit rue Saint-Paul (voir photo ci-dessous).
Sans doute est-ce Andrew Brown qui m’introduisit auprès de David Smith, un des plus grands – et un des derniers – représentants de la bibliographie anglo-saxonne appliquée aux éditions françaises du XVIIIe siècle. J’avais acquis sur un marché aux livres, à Bruxelles, des exemplaires particulièrement abîmés de la Collection complete des oeuvres de Monsieur de Voltaire, parue en 1764 sous l’adresse « A Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie ». Il s’avéra que je possédais certains volumes, rares ou difficilement accessibles, de cette édition, dite Œ64R. Leur consultation et les travaux liégeois sur l’ornementation valurent à Nadine Vanwelkenhuyzen et à moi-même de figurer en tant que collaborateurs au côté d’André Brown dans un article décisif que publia en 2007 David Smith. Celui-ci, notamment sur la base des filigranes, y démêlait la possibilité d’un recyclage de l’édition de 1748, disparue, dont certains volumes, sauvés par l’imptimeur en attendant des jours meilleurs, auraient pu être réutilisés en 1764[2]. Notre contribution, modeste, avait été très généreusement récompensée. Il en fut de même lorsque David Smith et Andrew Brown entreprirent la description des Œuvres completes de Voltaire parues entre 1748 et 1764, dues au travail du Rouennais Robert Machuel. Les représentants de Môriåne furent nommés à l’occasion de la mise en ligne, en 2011, de la description de Œ64R[3].
Le programme Môriåne avait été intégré en 2005 au Groupe d’étude du dix-huitième siècle de l’université de Liège. En 2007, celui-ci put engager en tant qu’attachée scientifique Muriel Collart, candidate en Droit et licenciée en Arts et Sciences de la Communication de la même université. Celle-ci se consacra notamment à la conception et à la réalisation du site internet du Groupe d’étude ainsi qu’à l’indexation de l’Esprit des journaux et à sa mise en ligne. Cette réalisation remarquable relança l’activité du Groupe et du programme Môriåne, dont le développement avait été suspendu pour des raisons de subsidiation et de politique académique. Muriel Collart fonda avec Pol Pierre Gossiaux et moi, en 2010, la Société wallonne d’étude du dix-huitième siècle, organisme indépendant reconnu en 2012 au titre de Société associée par la Société internationale d’étude du dix-huitième siècle (SIEDS) / International Society for Eighteenth-Century Studies (ISECS).
Les recherches en histoire du livre ont repris un cours nouveau, où les modèles de recherche bibliographique imposés par André Brown et David Smith occupent la première place. Muriel Collart a d’abord dirigé ses travaux vers la production clandestine de Jean-Edme Dufour à Maastricht (2017)[4]. Elle a joint à l’étude de l’ornementation l’épreuve de la « foliation » dans l’examen de la production voltairienne de Bassompierre et Nouffer à Genève[5]. Elle collabore, en compagnie de mon épouse Alice Piette et de moi-même, à la publication (à paraître) d’une étude sur une contrefaçon rouennaise de l’abbé Prévost[6]. Pour ma part, je prépare diverses études sur des contrefaçons réalisées par divers imprimeurs rouennais pour Pierre Machuel[7].
Comme a bien voulu me l’écrire David Smith, en apprenant la disparition d’Andrew Brown : « Je vois mal qui pourrait le remplacer, car je ne
connais personne qui possède tous ses talents. »
À gauche de la table, de gauche à droite : Silvio Corsini, Andrew Brown, Daniel Droixhe. À droite de la table : de gauche à droite : Nadine Vanwelkenhuyzen, Cecil Courtney, (Claudette Fortuny ?), (?).
NOTES
[1] https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/307542/1/1510-le-projet-moriane.pdf
[2] D. Smith, avec la collaboration d’A. Brown, D. Droixhe et N. Vanwelkenhuyzen, « Robert Machuel, imprimeur-libraire à Rouen, et ses éditions des œuvres de Voltaire », Cahiers Voltaire, 6, 2007, p. 35-57.
[3] Centre international d’étude du XVIIIe siècle/C18.net, Descriptions bibliographiques mises au point par D. Smith et A. Brown, qui comprennent les parties suivantes: Œ48R, l’édition des œuvres publiées à Rouen par Machuel en 1748 et supprimée par Voltaire (Version 1, 24 février 2011); Œ50, l’édition des œuvres publiée à Rouen par Machuel de 1750 à 1751 (Version 6, 24 septembre 2011) ; Œ64R, l’édition des œuvres publiée à Rouen en 1764, avec la collaboration de D. Droixhe et N. Vanwelkenhuyzen (Version 2, 8 mai 2011).
[4] M. Collart, « Des beaux ornements aux belles bibliothèques. À propos de l’édition clandestine des Œuvres de Brantôme par Jean-Edme Dufour (Maastricht, 1779) », Histoire et civilisation du livre, 13, 2017, p. 167-183.
[5] M. Collart, « La production voltairienne de Bassompierre & Nouffer de Genève (1776-1777). Un cas d’heuristique éditoriale », Revue Voltaire, 21, 2023, p. 371-392.
[6] M. Collart, D. Droixhe, A. Piette, « Voici des feuilles, des ornements, des pages et des prix. Une contrefaçon Machuel des Mémoires et anecdotes d’un homme de qualité de l’abbé Prévost en 1775 », à paraître.
[7] M. Collart, Répertoire des impressions rouennaises réalisées pour Pierre Machuel de 1760 à 1782, en préparation.
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