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le souvenir de
jacques stiennon (1920-2012)
par DANIEL DROIXHE
Nous apprenons le décès de Jacques Stiennon. Décédé à Liège le 5 mai 2012 à l’âge de 92 ans, il fut un grand historien de l’art liégeois et un maître universitaire de la plus souriante des générosités. Conformément au caractère local, il ne se privait pas à l’occasion d’une certaine causticité, quand il s’agissait de remettre l’église au milieu du village. Mais ses saillies avaient toujours le charme de l’élégance et elles ouvraient souvent sur une modeste invitation à la sagesse et à la tolérance, dans les matières si délicates qui constituent les sciences humaines. Aussi bien était-il, comme le souligne Lily Portugaels (La Libre Belgique, 7 mai), particulièrement sensible à ce que la matérialité de l’histoire exprime concernant les mentalités d’une époque, la « mythologie » suscitée par les faits, la « poésie urbaine » caractérisant une ville.
Comme dix-huitiémiste, son apport est considérable. On retiendra d’abord sa contribution à La Wallonie. Le pays et les hommes, dont il dirigea les volumes sur les Lettres – Arts- Culture avec Rita Lejeune. Le tome II, paru en 1978, comporte d’abord un Florilège du XVIIIe siècle qui s’ouvre par l’évocation du Flamando-Nivellois Laurent Delvaux et son élève Adrien-Joseph Anrion, lui-même de la cité des Cinq Clochers[1]. Mais la part belle est réservée à un artiste qui restait le plus cher à Jacques Stiennon, pour l’époque des Lumières : Léonard Defrance, longtemps victime d’un tabou dont l’éminent spécialiste travailla résolument à le délivrer. On en voit les fruits dans des ouvrages comme l’édition des Mémoires de Defrance ou la monographie consacrée au peintre par Fr. Dehousse, M. Pacco et P. Pauchen[2]. On n’oubliera pas ici l’inscription du Révolutionnaire liégeois dans la perspective que dessine le catalogue de l’exposition sur Le règne de la machine : rencontre avec l'archéologie industrielle, où l’historien envisagea le sujet De Léonard Defrance à Paul Delvaux[3].
J. Stiennon n’était pas moins concerné par le rayonnement géographique que par la continuité temporelle. La Wallonie. Le pays et les hommes propose aussi son panorama — riche en pistes de découverte — sur La contribution wallonne à l’art français, qui rassemble des artistes des 17e, 18e et 19e siècles provenant de toutes les provinces wallonnes [4]. Peut-on assurer que toutes ces pistes ont été exploitées ?
Les années 1978-1980 furent fastes, du point de vue du renouveau des études sur le dix-huitième siècle liégeois. L’exposition sur Le siècle des Lumières dans la principauté de Liège se tint d’octobre à décembre 1980 au Musée de l’Art wallon et de l’Evolution culturelle de la Wallonie. L’intitulé, perdu aujourd’hui, traduisait non seulement une prise de conscience appréciable de l’unité wallonne, mais une orientation muséale faisant une place plus grande à ces aspects de la culture qui dépassent la matérialité du patrimoine. Jean Lejeune, dont les écrits saisissent si finement la transcendance des choses, fut l’artisan de cette application de l’esprit de la « nouvelle histoire » — notamment celle des Annales — la mise en valeur du passé liégeois. J. Stiennon contribua au catalogue de l’exposition par une Introduction aux arts plastiques qui livre en quelques pages ce qu’il faut savoir de celles-ci, dans le parcours menant, par « l’œil et la main », du Maestrichtois Jean-Baptiste Coclers (la ville n’était-elle pas à moitié principautaire ?) aux Dreppe et même au « sculpteur ardennais Rutxhiel » : il n’était pas inopportun de rappeler comment la ville des bords de Meuse, ainsi que l’Ecole de la République et du Département de l’Ourte, savait accueillir les talents « étrangers » ou ceux issus des régions des classes paysannes ou populaires [5].
Pour compléter la liste des productions de J. Stiennon relatives au 18e siècle, on voudra bien consulter les articles consacrés aux divers secteurs de celui-ci dans le Guide bibliographique pour l'histoire de la principauté de Liège au dix-huitième siècle, paru en 1996 dans l’Annuaire d’histoire liégeoise[6]. Détachons d’abord, pour les arts plastiques[7], sa contribution au volume de 1988 intitulé De Roger de La Pasture à Paul Delvaux : cinq siècles de peinture en Wallonie, en collaboration avec J.-P. Duchesne et Y. Randaxhe. L’intérêt de J. Stiennon pour la dimension spirituelle de la représentation a donné lieu à une étude sur « L’imagerie religieuse liégeoise sous l’Ancien Régime. Quelques aspects contrastés »[8]. Le visuel rejoint le textuel dans la question de l’édition. L’historien fut ainsi conduit à retracer le passé de la maison Desoer dans un article essentiel de la défunte Vie wallonne et dans un bel album contemporain, qui mériterait une réédition sous une forme classique ou sous une autre[9].
L’intérêt de J. Stienon pour les beaux-arts s’étendait largement, on la vu, au-delà du 18e siècle et embrassait notamment la transition entre âge de la Raison et romantisme — ce qu’on désigne parfois, aujourd’hui, sous le nom de « Lumières tardives » ou « Secondes Lumières ». En témoigne son article sur « Nature, anti-nature et culture dans l’œuvre de Caspar David Friedrich (1774-1840) », que Art&Fact, la très riche Revue des historiens de l’art, des archéologues, des musicologues et des orientalistes de l’Université de Liège[10].
Les talents de cet amoureux de la vie s’exerçaient aussi dans le domaine de la poésie, à laquelle il s’adonna dès son plus jeune âge et continua de se consacrer intensivement dans ses dernières années[11]. De là lui venaient un don particulier pour transmettre les frémissements du passé, mais aussi la chaleur d’un accueil qui donnait à ses visiteurs, lorsqu’ils le quittaient, le sentiment d’avoir passé des instants rares avec un véritable bel et bon esprit.
La Société wallonne d’étude du 18e siècle présente à sa famille ses plus sincères condoléances.
NOTES
[1] Bruxelles, 1979, p. 243 sv.
[2] Mémoires, éd. F. Dehousse et M. Pauchen, Liège, 1980 ; Dehousse, Fr., M. Pacco et M. Pauchen, Léonard Defrance. L'oeuvre peint, Liège, 1985.
[3] Bruxelles, 1975-1976.
[4] P. 289 sv.
[5] P. 33-39.
[6] N° spéc. de l'Annuaire d'histoire liégeoise, dir. D. Droixhe et N. Vanwelkenhuyzen,1996, p. 88-127.
[7] Voir l’article de P.-Y. Kairis sur l’Histoire de l’art.
[8] Imagiers de Paradis. Images de piété populaire du 15e au 20e siècle, Bruxelles, 1990, p. 83-88.
[9] « Une dynastie d'éditeurs- imprimeurs liégeois : les Desoer », La Vie wallonne 24, 1950, p. 157-185; Album édité à l'occasion du deuxième centenaire de la Maison Desoer, Liège, 1950.
[10] Art&Fact, n° 12 - Art et Nature, 1993.
[11] On mentionne sa participation à la revue Anthologie dès avant la deuxième-guerre. Il obtint en 1981 le Prix littéraire du Conseil de la Communauté française et en 1999 le Prix Charlier-Anciaux de l’Académie royale de langue et de littérature françaises. Ses recueils cordialement parus à Liège aux Editions Buteneers annoncent chez l’auteur un mélange de jouissance intimiste et d’exaltation cosmique de la nature : Des arbres de vie (1998), Les herbes du temps, poèmes (1999), Miroirs de la terre (2000), Jardins clos (2000), Partout la vie (2006), La rive heureuse (2008). Signes de l’homme : il avait été en 1947 lauréat du Concours littéraire de la Fête de l'Arbre, à Esneux.
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