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LA LUTTE ANTIPHILOSOPHIQUE
À LIÈGE AU XVIIIe SIÈCLE :
Charles-Louis Richard
ou la propagande involontaire
Par NADINE VANWELKENHUYZEN
Pour affaiblir vos adversaires, vous désarmez toute l’Eglise.
Pascal, Pensées, II, 699.
Roland Mortier a étudié les «voies obliques de la propagande philosophique» qui touchent à travers le libertinage et les ouvrages pornographiques un public rebelle à la réflexion abstraite des traités[1]. Nous nous proposons de définir à côté de celles-ci un autre chemin détourné de la diffusion des Lumières : celui de la réfutation antiphilosophique.
Souvent méconnue, la littérature apologétique du XVIIIe siècle offre pourtant, en négatif, un tableau intéressant de l’adversaire et de ses idées[2]. L’esthétique de la réception telle qu’elle a été définie par H. R. Jauss permet d’analyser, en termes de corrections et de variations de normes, l’effet produit par la lecture des Lumières sur le répertoire des défenseurs de l’autel[3]. Confrontés à la sécularisation de la culture, ceux-ci s’efforcent d’adapter le discours de l’Eglise au nouvel horizon d’attente des fidèles et de rétablir leur légitimation au sein du champ littéraire du siècle[4]. Cette reconquête d’audience du religieux sur le profane passe par la réduction de la «nébuleuse philosophique» à un ennemi familier — l’hérétique ou le comédien — et par l’appropriation de la rhétorique moderniste. Récupération des médias d’abord : Alletz[5] offre au public un Dictionnaire théologique portatif et une Petite Encyclopédie, Caraccioli[6] rassemble sous forme d’Esprit des morceaux choisis de son œuvre. De Feller et Brosius font campagne dans la presse[7] tandis que Dedoyar[8] et Mme Leprince de Beaumont[9] s’essaient maladroitement au dialogue et à la fiction. Récupération d’un ton ensuite : les antiphilosophes fleurissent leur style et sautent du rire aux larmes, à l’image de Guénée[10] qui manie l’ironie contre Voltaire ou de Boudier de Villemert[11] qui s’adresse aux âmes sensibles avec les mots du cœur. Récupération d’un langage enfin : les apologistes célèbrent les valeurs à la mode : vérité, vertu, bonheur, bien général de la société et de l’État. Ils s’engagent dans un processus de rationalisation de la foi dont B. Addison a révélé les effets d’éclatement interne : la vieille garde rejette toute stratégie d’assimilation et de reproduction comme un signe de décadence de la foi tandis que les réformateurs s’aventurent résolument sur le terrain de l’adversaire et découvrent la fragilité de l’orthodoxie[12].
Cette querelle des Anciens et des Modernes consacre «le naufrage de l’apologétique», pour reprendre l’expression de François Laplanche, écartelée entre la tradition thomiste du rationalisme chrétien, porteuse de ses germes critiques et la tradition augustinienne du fidéisme chrétien, taxée d’obscurantisme[13].
La production de Charles-Louis Richard illustre de façon significative le blocage théologique qui résulte de la confrontation avec la pensée des Lumières[14]. Né à Blainville-sur-1’Eau, ce disciple de saint Dominique accomplit son noviciat à Nancy et poursuit des études de théologie à Paris, où il reçoit vers 1740 le bonnet de docteur de Sorbonne. Un traité de démonologie marque les débuts de sa carrière d’écrivain[15]. Il est suivi d’une contre-Encyclopédie, écrite en collaboration, dans laquelle Richard reconnaît sa filiation à l’école thomiste[16]. Après s’être voué à la défense du clergé et de ses privilèges, le Lorrain découvre sa vocation de controversiste[17]. Il rejette les thèses de Robinet[18], d’Alembert[19] et Condorcet[20], en matière d’anthropologie et d’éthique. La problématique politique est plus spécifiquement traitée dans les réfutations qu’il adresse au baron d’Holbach[21]. Sa verve n’épargne ni Voltaire ni Marmontel : il imagine la conversion du premier au cours d’un voyage dans l’au-delà et prend contre le second la défense de Bartholomé de Las Casas[22]. Adversaire du joséphisme et de la constitution civile du clergé, il est traduit devant le tribunal criminel de Mons et fusillé le 16 août 1794 dans cette même ville, au terme d’une longue fuite qui l’a conduit successivement à Bruxelles, Louvain, Lille, Tournai, Liège et Maastricht[23]. A. Pichauld retrace en ces termes les derniers instants du dominicain : «En marchant au supplice, ce vieillard, d’une énergie extraordinaire, chantait à pleine voix le Te Deum. J’ai entendu souvent raconter que, comme il joignait les mains, au moment de recevoir le coup fatal, une balle lui enleva deux doigts, qui furent lancés à une assez grande distance sur les spectateurs[24]».
Animée par la foi du croisé, l’œuvre de Charles-Louis Richard sanctionne cet effet majeur de la réception des systèmes philosophiques sur la littérature de propagande chrétienne : l’hésitation doctrinale, le balancement entre la nécessité d’aggiornamento et le repli réactionnaire. C’est à l’analyse de cette dialectique que sont consacrées les pages qui suivent.
1. DE L’ORDRE AVANT TOUTE CHOSE
1.1. QUI FAIT LA LOI?
Non est potestas nisi a Deo : Richard affirme la célèbre formule paulinienne comme principe organisateur de la hiérarchie des lois. B. Plongeron a rappelé les tâtonnements des théoriciens du droit qui, après avoir «troqué» le divin contre le naturel, cherchent un esprit aux lois[25]. Le retour à la source de l’autorité – un Dieu éternel et immuable — permet à l’apologiste de Lorraine de définir, au sein du corpus législatif, cette cohérence si nécessaire à la pérennité du pouvoir. Au pluralisme désacralisateur des Lumières, partisan de la variation empirique des lois, Richard oppose un monisme intransigeant qui fige la Loi dans une «stabilité métaphysique» rassurante. Ce fixisme unitaire procède d’une double confusion : Richard intègre la loi de la nature dans la loi de Dieu et assimile son contenu à celui des Evangiles.
«On appelle naturel tout ce qui est fondé dans l’essence des choses et l’inspection des idées, ou ce qui est gravé et comme enté en nous par l’Auteur de la Nature, en sorte qu’il soit en nous et sans nous. (…) La Loi naturelle est telle dans ces deux sens, c’est-à-dire, et parce que Dieu l’a gravée dans notre âme en nous en imprimant le sentiment, et parce que nous pouvons la connoître par les seules lumières de la raison. [26].» La définition du dominicain, qui évoque celle d’un Burlamaqui[27], repose sur l’an tagonisme entre diversité et certitude. Elle associe l’immutabilité de la loi à l’indivisibilité de la vérité, en écho à l’aphorisme de Bossuet : «Seule l’erreur est sujette à variations.» Universelle, éternelle et infrangible, la Loi se dresse comme un rempart contre les déséquilibres socio-politiques : elle est «la souveraine raison qui défend de troubler l’ordre[28]».
Face aux ultramontains qui utilisent la doctrine aristotélo-thomiste pour renforcer les droits du pape, Richard s’engage résolument dans la voie du cléricalisme gallican en militant pour le «chacun chez soi et Dieu pour tous». Suivant la célèbre formule de saint Matthieu (XXII, 21), il distingue puissance temporelle et puissance spirituelle qui toutes deux émanent du Créateur mais qui sont cependant «séparées, indépendantes l’une de l’autre[29]». Il s’agit d’une autonomie et d’une reconnaissance mutuelle sous haut patronage divin : les autorités civiles et ecclésiastiques sont l’une et l’autre «souveraines dans leur ordre» de sorte qu’il ne peut «y avoir ni rivalité ni concurrence entre elles[30]».
Bien entendu, le dominicain n’a nullement l’intention de paver l’enfer d’un régime laïc à la manière de Tocqueville. Il revendique le traditionnel droit de regard du clergé sur divers secteurs de la vie publique : éducation, justice, charité. Partisan de la théorie du bras séculier, il établit une collaboration efficace entre les institutions civiles et religieuses : en vérité, celles-ci «ne s’excluent pas nécessairement; (…) elles s’entraident bien plutôt et se prêtent la main[31]». En vertu de l’union du sacerdoce et de l’empire, Richard dresse un précis des devoirs du souverain envers l’Eglise : protection du pouvoir ecclésiastique, sauvegarde de ses immunités et privilèges, répression des blasphémateurs et des impies, chasse aux sorcières hérétiques ou incrédules. Mais la politique du docteur de Sorbonne n’est pas celle d’une subordination du trône à l’autel. Reconnaissant les libertés gallicanes, Richard dénie aux autorités spirituelles la faculté de déposer directement ou indirectement les monarques : «Ni le pape, ni les autres ministres de la Religion, assemblés ou dispersés, ne peuvent rien sur les droits temporels des rois, non plus que sur la juridiction séculière[32].»
1.2. Au pas, citoyens !
S’inscrivant dans une tradition aristotélicienne revivifiée par Bossuet, Richard souligne les origines patriarcales de l’organisation sociale, en vertu desquelles l’autorité du souverain sur ses sujets rappelle et recrée celle du pater familias sur ses enfants. Il cite l’épître de Paul aux Romains (XIII, 1) pour garantir l’institution divine et le caractère sacré du pouvoir, tremplins du totalitarisme chrétien. Le maintien du régime et de l’ordre établis — vieille obsession religieuse que Richard dissimule avantageusement sous l’étiquette moderne d’ «intérêt commun des Nations » — réclame un chef unique et absolu, un monarque. Le dominicain prône la royauté héréditaire, qui porte l’empreinte des origines, gage de sa supériorité naturelle et providentielle : «Dès qu’il y eut des hommes sur la terre, le monde fut gouverné, et le premier Gouvernement institué de Dieu, fut une Monarchie; le premier Souverain fut un père de famille (…) Voilà l’instinct, le vœu de la nature, l’ordre, le plan, l’ouvrage du Créateur[34].» Transmise sans heurt suivant la succession de primogéniture mâle, la puissance royale se perpétue d’elle-même en préservant la stabilité, la cohésion et la force de l’Etat.
La thèse de l’inégalité naturelle sous-tend la défense de la hiérarchie des classes et le déplacement de la sacralisation du pouvoir vers son dépositaire. La démonstration du dominicain se déploie comme une leçon de réalisme pragmatique et brutal : elle oppose aux utopies rousseauistes les protestations d’un robuste bon sens : «La nature met de l’inégalité entre les hommes, puisqu’il y en a qui naissent bien supérieurs aux autres pour la finesse et la perfection des organes, la force, le courage, le génie, tous les talens, toutes les qualités propres à gouverner et à commander[34] .» La transposition adéquate de l’inégalité du plan physique vers le plan politico-moral institue les cloisons étanches de la pyramide sociale et installe à son sommet le chef, l’élu qui joint providentiellement les capacités du corps aux dons de l’esprit.
Contre la médiation populaire l’apologiste affirme le principe de la transmission directe du pouvoir : «C’est Dieu qui fait les Rois, comme il fait les Evêques, leur communiquant immédiatement aux uns et aux autres la puissance royale ou pastorale[35].» II récuse le pacte social et son corollaire, le droit à l’insurrection, comme des institutions sacrilèges, c’est-à-dire contraires à l’ordre divin au sein duquel le couple nature vs raison se résorbe. Les devoirs des citoyens envers leur monarque se résument dès lors à cet impératif catégorique : à vos rangs, fixe! L’omnipotence instaurée par le dominicain, qui suppose des rois parfaits, s’exerce sur des sujets dont l’absolue soumission ne souffre qu’une exception : celle de l’opposition entre la volonté du prince et la loi naturelle. Conformément au précepte apostolique qui recommande «d’obéir à Dieu de préférence aux hommes», Richard enseigne que les sujets doivent «suspendre leur obéissance, en ce cas; mais sans se révolter pour cela contre les Souverains[36]». Les seules armes légitimes des citoyens contre un tyran ou un impie sont donc «les humbles remontrances, les respectueuses supplications, les prières vives et ardentes adressées au Roi des Rois, la soumission à ses ordres, le silence, la patience, la pénitence[37]».
2. DE L’ANGÉLISME A L’ABSOLUTISME
Richard cite la formule de saint Paul — non est potestas nisi a Deo — expurgée de l’explosif per populum que la doctrine thomiste lui avait adjoint. De fait, la Somme théologique établit la légitimité de la seditio à travers la notion de «bien commun» — expression d’une finalité supérieure — et la distinction fondamentale, empruntée à Jean de Salisbury, entre le tyran d’usurpation et le tyran d’exercice. La question du régicide souffle à l’Aquinate la réflexion suivante : «Si quelqu’homme est dangereux pour la communauté et non corrupteur à cause de quelque péché, qu’il soit tué louablement et avec avantage pour que le bien commun soit conservé. En effet, un petit ferment corrompt toute la masse[38].»
La théologie politique de Richard, si elle esquisse la différence instaurée par saint Thomas entre puissance directive et puissance coactive des lois, se réfère plutôt à l’absolutisme de Bossuet. Elle respire ce paternalisme et ce providentialisme typiques de l’Aigle de Meaux, en vertu desquels résistance à l’ordre politique et résistance à l’ordre divin se confondent[39]. Elle gomme tout sous-entendu de la Somme théologique qui pourrait fonder le pacte social et justifier le droit à l’insurrection populaire.
B. Plongeron a analysé les alliances signées à partir des années 1760 entre thomistes et gallicans, qui se doublent d’un rapprochement inattendu avec les augustiniens[40]. Les jésuites, qui exhibent des morceaux choisis de l’Aquinate pour affermir leurs thèses ultramontaines, sont accusés de régicide et frappés d’excommunication parlementaire. Aussi les dominicains s’efforcent de blanchir saint Thomas et opposent à ces parias une série de textes destinés à ériger le Docteur angélique en défenseur de l’omnipotence royale. Le cléricalisme gallican de Richard, fidèle réplique de celui de Bossuet, participe de cette volonté de dédouanement : il s’agit de trancher le nœud gordien des rapports avec la Compagnie de Jésus et de couper court à toute suspicion de lèse-majesté.
3. LE ROSEAU PENSANT
3.1. LUMIÈRES DE LA RAISON ET LUMIÈRES DE LA FOI
Sur le chemin de la connaissance, foi et raison se disputent la priorité : chacune fait valoir ses titres pour éclairer l’enfant du siècle et le prévenir de l’erreur. Dieu, les miracles et les dogmes constituent les premiers enjeux. Richard tranche en faveur d’un partage des compétences sous forme de complémentarité. Calquant son argumentation sur celle de saint Augustin, il présuppose une foi épistémologique, garde-fou contre les dangers d’un pyrrhonisme universel[41]. Autrement dit, pour comprendre, il faut d’abord croire : credo ut intelligam.
Le dominicain prend cependant quelques libertés avec la tradition augustinienne. Ainsi, il ne fait pas écho aux critiques adressées par les disciples de Port-Royal au penseur du cogito. Au contraire, renouant avec certains aspects du cartésianisme, il réalise une synthèse originale entre le rationalisme chrétien — auquel l’école thomiste a souvent été associée — et le fidéisme janséniste[42]. Partant du principe que théologies naturelle et surnaturelle se complètent, il distingue les vérités claires, démontrées par la raison, des vérités révélées, accessibles par la foi. Comme le mathématicien de Touraine, Richard rejette l’hypothèse du «malin génie» et place l’évidence sous la garantie divine. Dans le labyrinthe du savoir, l’homme peut se fier à son intelligence propre comme à un fil d’Ariane : elle lui apprend que Dieu existe, qu’il a parlé et qu’il ne peut le tromper. La raison, précédant la foi, conduit donc aux portes de la révélation : intelligo ut credam.
À l’instar des sophistes grecs, Richard soutient ici la gageure de défendre une proposition et son contraire. Pour résoudre la contradiction, il distingue «deux sortes de raison (…) la fausse et la véritable[43]». L’une, saine et droite, est un don du ciel : elle se soumet à l’autorité, elle écoute la voix du Créateur. L’autre, insolente et fourbe, est une faculté purement humaine : elle veut tout connaître, elle interpelle la divinité elle-même.
3.2. LES YEUX DE L’ÂME
L’épistémologie de Richard se construit en corrélation étroite avec le dualisme spiritualiste de la pensée chrétienne. Elle introduit le débat sur l’existence et la nature de l’âme, manipulant les dogmes à la fois comme une béquille et comme un point de mire. Suivant les critères établis par la métaphysique cartésienne, le disciple de saint Thomas oppose la substance corporelle — divisible, inerte, étendue — à la substance spirituelle – indivisible, active, intelligente. Cette distinction se fonde d’abord sur l’évidence réflexive : par le «sens intime», le sujet perçoit en lui-même un être ou principe pensant et agissant. Elle tire ensuite argument de la conception atomiste de la matière vulgarisée par la métaphysique de Newton : «Pour juger et pour raisonner, il faut nécessairement avoir plusieurs idées ensemble. Cette pluralité d’idées ne peut se trouver tout à la fois dans un sujet composé, puisqu’alors la première de ces idées se trouveroit dans une partie du sujet et la seconde dans une autre partie (…) Notre âme, qui juge et qui raisonne n’est donc point composée; elle est simple et exempte de parties; (…) elle n’est donc ni corps ni matière[44].»
Les conceptions du théologien de Lorraine demeurent tributaires de l’aristotélisme : la description des opérations de l’âme, qui «aime naturellement le bien comme elle cherche naturellement le vrai[45]» renvoie au finalisme du Stagirite, qui prête aux corps pensants une inclination intrinsèque à leur lieu naturel. Mais pour résister aux coups de boutoir des sensualistes, Richard préfère cependant l’enseignement de l’Académie à celui du Lycée. Comme le note B. Plongeron, la thèse mécaniste ruine, par son raisonnement inductif, la métaphysique essentialiste des théologiens qui posent Dieu comme prémisse et en infèrent la complexité finalisée du réel[46]. La statue «pensante» de Condillac range le Premier Moteur aristotélothomiste au rayon des articles superflus, crime de lèse-divinité auquel le dominicain répond par un durcissement doctrinal. Reniant les maîtres à penser traditionnels de son ordre, il va rechercher auprès d’un philosophe radicalement idéaliste la parade efficace.
Richard pioche en effet résolument dans les dialogues du théoricien de la caverne : hypostase des idées, par le biais d’«intellections pures» qui «ne viennent pas des sens et ne se terminent à rien de sensible[47]», primat de 1’ «épistémè» sur la «doxa», discrédit jeté sur le savoir appliqué et technique, valorisation de la démarche spéculative au détriment de la recherche empirique. Récusant le thème lockien de la tabula rasa, il soutient l’innéité des structures mentales et considère, avec Platon, que les formes idéales sont les archétypes des réalités concrètes : «L’idée du monde n’est point une copie intellectuelle du monde; c’est le monde qui est la copie réelle et sensible de l’idée intellectuelle du monde[48].»
4. CE VIL ATOME EN PRÉSENCE DE L’INFINI
4.1. EST-IL BON, EST-IL MÉCHANT ?
L’anthropologie du dominicain nous renvoie l’image d’un homme qui, comme l’antique Janus, a deux visages : l’un porte inscrits en caractères d’infamie les stigmates du péché originel, l’autre affiche avec confiance sa participation à l’être divin. De fait, Richard balance entre deux conceptions de la nature humaine singulièrement contradictoires. La première est tout imprégnée d’un profond pessimisme d’inspiration janséniste. Avec une froide conviction, elle conjugue à tous les temps la médiocrité du pécheur et affirme, adverbes à l’appui, le caractère intrinsèque et inéluctable de celle-ci : «Tous les hommes qui ont existé, qui existent ou qui existeront, ont été assurément, ils sont, et ils seront toujours des Etres finis et limités[49].»
Le professeur de théologie manifeste une sorte de satisfaction flagellatrice à brosser, sur le modèle pascalien, un portrait dégradant de la créature : ce «vil atome en présence de l’infini[50]»est aveugle et pervers. La religion enseigne qu’ «il est naturellement enclin au mal, par le vice de son origine, et que, par une conséquence nécessaire, il est méchant à cet égard, c’est-à-dire radicalement vicieux et vicié[51]». Conformément à la tradition catholique, Richard conçoit l’évolution de l’espèce comme une irréversible déchéance et invoque, avec une insistance significative, la responsabilité d’Adam en la matière. «Comme une tige gâtée corrompt toutes les branches qui en naissent, et comme une source empoisonnée infecte de son poison tous les ruisseaux qui en dérivent[52]», le pensionnaire du jardin d’Eden, par sa désobéissance, a attiré le vice et le malheur sur toute sa postérité.
Mais le docteur de Sorbonne sait ménager la chèvre et le chou et donner à la créature une plus haute idée d’elle-même. À trop creuser l’écart entre le fini et l’infini, il risque de la détacher définitivement de Dieu. Pliant sous le poids du péché comme sous celui d’une maladie honteuse, le fidèle n’osera plus relever la tête et tourner ses regards vers le Créateur. Aussi convient-il, en dosant soigneusement ses effets, de ranimer la confiance de ce «chef-d’œuvre de tous les êtres visibles».
Richard lui découvre bientôt une réconfortante collection de qualités et ne manque pas de désigner à sa gratitude le généreux donateur. S’il souscrit à la doctrine de la participation élaborée par Platon et revue par l’Aquinate, il se garde néanmoins de trop flatter la superbe de ses semblables[53]. Il signifie en termes exprès qu’il y a analogie et non consubstantialité entre l’homme et Dieu, rappelant que le premier, «malgré cette participation qui fait toute sa gloire, demeure toujours créé, fini, limité[54]».
L’anthropologie dualiste de Richard le situe dans le prolongement de la théologie tridentine. J. Delumeau a montré comment les décrets du XIXe Concile œcuménique réalisèrent un constant équilibre entre les thèses pélagiennes et luthériennes[55]. Deux siècles plus tard, avec la même prudence, le disciple de saint Thomas louvoie entre l’optimisme des jésuites et le pessimisme des jansénistes. Il laisse le fidèle en suspens, entre l’humilité et l’émerveillement; il le rend incompréhensible à lui-même en le définissant comme un paradoxe, une énigme. Bon prince, il lui tend cependant la clé : «Le mot de cette énigme c’est le péché originel et sa transmission à tous les enfants d’Adam[56]», c’est-à-dire «un mystère qui n’est point impossible, et qui ne répugne point à ma raison, quoiqu’il la surpasse[57]». B. Groethuysen a démonté ces mécanismes tautologiques et totalitaires de la parole religieuse qui fonctionne en substituant une inconnue à une autre et dont le point d’aboutissement est Dieu[58].
«Je ne comprends donc pas le péché originel», reconnaît Richard, «mais je pense, avec l’immortel Pascal, que sans ce dénouement, je me comprends encore moins moi-même avec tout cet ensemble mystérieux de grandeur et de bassesse, de lumières et de ténèbres, de défauts et de perfections, de vices et de vertus que je ne puis ne point apercevoir en moi[59].»Suivant le filon exploité par l’auteur des Pensées, le dominicain établit à travers un diptyque volontairement contrasté et déconcertant la nécessité de l’existence divine. Seule une main toute-puissante peut en effet retenir le fidèle en proie au vertige de la concupiscence et le réhabiliter à ses propres yeux en lui révélant le sens et la cohérence de son destin.
4.2. EST-IL LIBRE, EST-IL DANS LES FERS ?
La notion de libre arbitre constitue la pierre angulaire de la démonstration du théologien qui, une fois de plus, navigue avec adresse entre les écueils. Il n’adopte pas la politique de mise au rabais du péché, qui est pratiquée par les casuistes de la Compagnie de Jésus et qui contient en germes la sécularisation de la morale. Il ne partage pas non plus ce déterminisme du péché cher à Port-Royal, qui fait de l’homme un criminel irresponsable. Il lui faut un être conscient et non un Prométhée enchaîné pour innocenter un Seigneur que les philosophes appellent à la barre sous les inculpations de malveillance et de cruauté. Richard se fait ici l’avocat de Dieu contre la créature, qu’il déclare coupable et seule coupable : «parce que l’homme est libre, il peut mal user de sa liberté, et il n’en a que trop mal usé, en effet, en désobéissant à Dieu : voilà l’origine du mal[60].»Le professeur de Sorbonne insiste : l’homme peut «résister au penchant qui le sollicite au mal. Il le peut et il le doit[61]». En conséquence, selon la formule même de l’apologiste, «la cause est jugée en faveur de Dieu[62]».
La doctrine janséniste, parce qu’elle nie le libre arbitre, évoque dangereusement le fatalisme d’un Diderot ou le mécanisme d’un Condillac. D’Holbach ne se prive pas d’alléguer le témoignage des théologiens selon lesquels la nature de l’homme «le détermine nécessairement au mal[63]». Aussi Richard contre-attaque en s’appuyant sur l’autorité de saint Augustin lui-même : «Dicere peccati reum teneri quemquam, qui non fecit quod facere non potuit, sumae iniquitatis est (Aug. lib. de duab. anim; cap. 12) .»En réalité, comme l’écrit J. Delumeau, «l’existence d’un libre arbitre authentique est inconciliable avec les thèses les plus augustiniennes de saint Augustin[65]». Mais en citant le père spirituel de Jansénius, le disciple de saint Thomas entend bien couper l’herbe sous le pied de ses adversaires. Peu lui importe dans ce cas de trahir par une lecture habile mais partisane la pensée de l’évêque d’Hippone : pour la gloire de Dieu, tous les coups sont permis. Richard englobe dans son réquisitoire l’illusion du pécheur malgré lui et celle de l’homme-machine : les enfants d’Adam «ne sont pas des instruments purement passifs, ni des automates invinciblement appliqués au mal par la force irrésistible de quelque agent extérieur, ou par le jeu secret et non moins invincible de quelque ressort intérieur et invisible[66]».
Marchant sur les pas des théologiens tridentins, le dominicain enseigne que le libre arbitre, depuis la chute, est diminué mais non détruit : l’homme a pris goût au péché mais il n’a pas le diable au corps[67]. Pour résister à la tentation, il a impérativement besoin des secours divins. Est-il malgré tout libre et responsable? Oui, répond Richard qui, suivant la tradition augustinienne, confond libre et volontaire. Délaissant la modération œcuménique pour le radicalisme de Port-Royal, il fustige l’attachement criminel et délibéré de la créature au mal, «son désir réel, sa volonté ferme et constante de pécher éternellement». À court d’arguments, le théologien de Sorbonne renvoie en définitive molinistes et jansénistes dos à dos. Mis au défi d’accorder la souveraineté divine avec la liberté humaine, force lui est de reconnaître que «cette conciliation a toujours été et sera toujours un écueil pour l’esprit humain, parce que c’est un mystère, dont Dieu s’est réservé la connaissance[68]».
5. MODESTIE, CALME ET CHASTETÉ
5.1. LES CHARMES DE LA RETRAITE
L’ontologie aristotélothomiste fonde une morale collective qui engage la responsabilité du citoyen en fonction de son appartenance au corps social; celle de Pascal sous-tend une éthique individualiste qui définit les impératifs du chrétien comme produits de son rapport unique et personnel au Créateur. Au moment de trancher entre le ζωονπολιτικον et le roseau pensant, Richard tergiverse. Soucieux de ménager le pouvoir temporel — convaincu de l’antinomie radicale entre l’intérêt supérieur de l’Etat et la théologie janséniste du renoncement —, il célèbre les valeurs moyennes, le travail, la famille, la patrie, sans lesquelles la vie de la cité est impossible. Il reconnaît les liens qui attachent la créature à ses semblables : «C’est la Nature qui les a formés en jettant l’instinct social dans [son] âme.» Le dominicain quitte cependant la route royale pour la voie étroite en introduisant entre nature et société, qu’il semblait d’abord concilier, une rupture en forme de clin d’œil à Rousseau : «N’y auroit-il pas de la cruauté à contrarier les penchants naturels de l’individu? Celui-ci sera-t-il obligé de se rendre malheureux pour servir la société[69]?» Et le thomiste de chanter, en contrepoint de l’agitation et de la corruption du siècle, les délices de la vie retirée, innocente et tranquille.
La critique des spectacles joue elle aussi sur l’antagonisme rousseauiste entre les joies simples, pures, conformes à la morale évangélique et les plaisirs recherchés, artificiels, avilissants. La condamnation de Richard exploite avec adresse l’argument de la Lettre à d’Alembert sur son article Genève : mise en évidence des effets pervers de l’illusion dramatique, dénonciation de la corruption des comédiens, rejet de ce qui est perçu comme une invitation à l’oisiveté et à la débauche, comme un prétexte à l’ostentation et à la mollesse. Mais le principal chef d’accusation contre le théâtre est celui de catalyseur des passions. Le fidèle vertueux doit résister à leurs funestes impulsions s’il veut assurer son salut. Faut-il, comme le fait W. R. Everdell, soupçonner dans ces attaques contre les plaisirs des sens un «intérêt personnel et très probablement subconscient[70]»?
Quoi qu’il en soit, le dominicain se range en définitive aux côtés des théologiens de Port-Royal. Pris d’un accès de rigorisme, il vante les bienfaits de la mortification, du jeûne et de l’abstinence. Il partage l’héroïsme et la divine folie jansénistes qui exigent, au nom de la gloire du Seigneur, la haine évangélique de soi-même et le sacrifice de l’amour-propre, cette «secrète idolâtrie par laquelle l’homme s’attribue le culte souverain qui n’est dû qu’à Dieu[71]». La majesté du Père suppose l’humiliation et le tourment de ses enfants : « L’homme vertueux (…) trouve du charme dans ses souffrances; il les chérit, il les goûte, il les savoure, convaincu qu’il n’est rien de plus grand que de savoir souffrir, sans l’avoir mérité, ni de plus doux que l’espoir attaché à de telles souffrances .» Se vouant corps et âme à l’Eternel, le fidèle récolte quand même les fruits et les lauriers de son sublime sacrifice.
L’éthique du refus du monde développée par Richard s’enracine dans une conception du bonheur directement inspirée de l’apologétique pascalienne. Le théologien décrit les vicissitudes de la créature terrestre en proie à la multiplicité de ses désirs. Il compare son existence à celle de l’hydropique qui «plus il boit, plus il veut boire sans jamais étancher la soif qui le tourmente» . L’homme est condamné à l’inquiétude jusqu’à ce que son âme repose dans le «centre infini de tous les biens», la félicité éternelle passant par la vision béatifique et la réintégration à l’unité divine.
5.2. LES DEVOIRS DE L’HUMILITÉ
Le disciple de saint Thomas maudit la téméraire brebis qui aurait la prétention d’abandonner le troupeau et de prendre en main son destin : «Se défier davantage des opinions communes que des sentiments les plus singuliers, c’est agir imprudemment, et s’exposer visiblement à s’égarer, en quittant les chemins battus et fréquentés, pour prendre des sentiers inconnus, et par cela même très suspects.»[74] Le goût d’indépendance, l’esprit d’initiative manifestent une témérité pleine d’orgueil. Entre soumission et sédition, il n’est guère de tiers état : «La parole de Dieu. Il y faut croire ou tomber nécessairement dans la révolte et l’indocilité.»[75] En l’occurrence, Richard donne la main aux jésuites, dont l’enseignement prône spécifiquement l’obéissance et la médiocrité. B. Groethuysen a mis en évidence l’échec des éducateurs catholiques – au sens large – qui ont lutté en vain contre les principes du capitalisme naissant et qui ont par là méconnu les valeurs propres de la bourgeoisie[76]. Les déclamations du dominicain contre l’ambition, la cupidité et le luxe s’adressent en particulier à l’honnête homme qui prétend s’élever sans demander l’aide ni l’autorisation de Dieu. Or le fidèle vertueux est celui qui «sait se contenter de son état sans chercher à en sortir en supplantant les autres»[77]. De même que la vérité est une et indivisible, la voie qui mène au salut est unique et sans traverse : la créature se doit d’y cheminer pénétrée d’un sentiment d’humilité et de résignation.
Mais pour se gagner le citoyen des Lumières, le dominicain sait lui tenir un discours sensé et au besoin sentimental. Il prêche avec les disciples de Loyola pour une vie bien rangée, consacrée à l’accomplissement des devoirs domestiques. Réglant la conduite de l’âme pieuse dans ses moindres détails, il lui recommande d’être économe, sage et prudente, de s’habiller avec décence et modestie, de parler sans équivoque ni complaisance. La religion «ne lui défendra jamais de désirer modérément et de se procurer par des moyens permis un état honnête et qui lui procure ses besoins en le mettant à l’abri de l’indigence et de la misère»[78]. Richard possède lui aussi son drame bourgeois et ses images d’Epinal. Il y représente la vraie vertu qui «ne paroît jamais que la joie sur le front, la gaieté sur le visage, la sérénité dans les yeux, la douceur sur les lèvres, la paix dans le plus intime des cœurs»[79]. Son héros favori est Abraham, sa scène favorite, le sacrifice d’Isaac car celui-ci sanctifie «l’obéissance aveugle que tous les hommes doivent à Dieu quand il parle et qu’il ordonne»[80]. Cette glorification de la soumission traduit bien l’erreur d’appréciation du théologien de Lorraine. À l’instar de l’Eglise tout entière, Richard voudrait intégrer le bourgeois dans la grande légende de la chrétienté, à mi-chemin entre le riche et le pauvre. Mais il ne reconnaît que le petit boutiquier «exact dans ses emplois», le fonctionnaire zélé, «affable envers ses supérieurs ». Il ignore, par incompatibilité d’humeur, l’homme d’affaires entreprenant, le négociant prospère et décidé.
Les scènes de la vie chrétienne développées par Richard, reflet d’un idéal de pureté platonicienne, exaltent aussi l’humanité et la bienfaisance. Richard dresse habilement ces valeurs chères aux philosophes du siècle comme un rempart contre l’égoïsme et la vanité. Il s’indigne devant l’utilitarisme du baron d’Holbach, qui définit les devoirs réciproques des citoyens suivant les principes de la sociabilité vertueuse. Le théologien a beau jeu de prêcher le désintéressement et la générosité gratuite alors qu’il soutient par ailleurs qu’ «une bonne partie des hommes n’est touchée que de la crainte de Dieu et de l’espérance des biens à venir»[81]. Il souligne l’heureuse influence qu’exerce sur les consciences l’idée du Jugement dernier : «Sans cette consolante perspective pour la vertu souffrante durant la vie présente, la vertu elle-même n’est plus qu’un vain nom; le bien et le mal moral de purs fantômes; Dieu une chimère.»[82] Comme le constate avec cynisme Rivarol, la foi permet au peuple non d’être heureux mais de supporter son malheur. Dès lors que Dieu tolère un monde injuste, il faut bien qu’il en promette un meilleur.
6. OÙ DIEU JOUE A CACHE-CACHE
6.1. LES NOMS DE DIEU
Richard aime à rappeler aux ouailles négligentes cette maxime de saint Paul : Sine fide impossibile est placere Deo. Mais encore doivent-elles savoir de quel Dieu il s’agit. Celui du dominicain décline une identité complexe et multiple. Puisant dans les lexiques platonicien et aristotélicien, le théologien le désigne comme 1’«Archétype de toutes les créatures», le «Premier Moteur» ou tout simplement 1’«Etre, causa sui». Dans un élan de modernisme calculateur, il délaisse parfois les références à l’Antiquité pour exploiter des métaphores à la mode, empruntées aux francs-maçons et aux déistes. Comme son collègue Bauduin, il implore 1’ «Intelligence », 1’«Ouvrier divin», 1’«Etre suprême», 1’«Architecte», 1’«Auteur de la nature»#83]. Il invoque également l’Horloger de Voltaire et projette l’image d’un Dieu rémunérateur et vengeur, qui renvoie à la fois au Gendarme du Patriarche de Ferney et à la Justice souveraine des disciples de Loyola. Alors que les incrédules, d’Holbach en tête, renient un Seigneur capricieux, cruel et jaloux, le dominicain prend la défense du Bon Dieu dans la pleine acception du qualificatif : les emprunts terminologiques cachent une détermination farouche à préserver les prérogatives du Créateur contre ceux qui «en font un automate insensible qui ne se mêle point du tout de ce qui se passe ici-bas[84]».
6.2. L’ÉPREUVE DE DIEU
Avant de réclamer une charte à leur souverain temporel, les citoyens en exigent une de leur seigneur éternel. Ils revendiquent en premier lieu l’abolition des privilèges : tous les hommes seront désormais égaux devant la générosité du Créateur qui distribuera ses dons en fonction des mérites respectifs de chacun[85]. Aux prises avec les philosophes des Lumières qui soumettent à la question la miséricorde et l’équité du Père, Richard établit à la manière des apologistes de la Compagnie de Jésus un Dieu « constitutionnel». Ce dernier est lié à ses sujets par un contrat qui définit leurs obligations mutuelles : la religion enseigne ce «pacte» en vertu duquel le Tout-Puissant accorde le bonheur suprême à ceux qui lui ont témoigné une constante fidélité[86].
Richard touche ici à l’épineuse question de la grâce : selon les jésuites, le rigorisme janséniste fournit des armes aux incrédules en peignant le Créateur sous les traits d’un tyran; selon les théologiens de Port-Royal, les partisans de Molina se font les complices des déistes en proposant un Dieu à bas prix. En accord avec les premiers, le dominicain vante l’infinie tendresse d’un Père «qui chérit tous ses enfants sans aucune exception»[87]. Il assure que l’Eternel «veut le salut de tous les hommes, n’abandonne personne s’il n’en est abandonné le premier, et ne reprend ses dons que quand on le force de les reprendre, en les lui rendant avec mépris[88]». Il souscrit donc à la doctrine de la prédestination en fonction des mérites, empruntée par Molina à Lessius et Fonséca[89]. Mais pour protéger les attributs divins de l’aiguillon philosophique, Richard a également recours aux arguments d’Arnauld et de Nicole : il soutient en particulier qu’il ne faut pas juger de la bienveillance du Créateur par les mesures humaines[90]. Et le théologien de se rapprocher des conceptions augustiniennes en définissant la grâce du Réparateur comme «un don gratuit de sa miséricorde, qu’il n’accorde pas à tous, et cependant un don absolument nécessaire pour le salut et pour toutes les bonnes œuvres méritoires du salut[91]».
Les tergiversations doctrinales du dominicain s’expliquent par la marge de manœuvre fort étroite dont il dispose. La reconnaissance du pacte, qui fonde l’utilité et la nécessité de la religion chrétienne, représente un atout majeur dans le jeu des apologistes. Mais une alliance implique toujours une certaine égalité entre les cocontractants. Dès lors, Richard se méfie de la déclaration des droits religieux : si elle conforte le croyant dans sa foi en lui garantissant que le salut n’est pas une loterie, elle l’invite également à s’émanciper en imposant des bornes à la Toute-Puissance. Elle instaure un Etre Suprême qui gouverne la nature en respectant scrupuleusement le code qu’il a établi. Richard refuse de voir le royaume du Seigneur se réduire ainsi comme une peau de chagrin. Il certifie que l’Eternel, «en créant l’Univers (…) ne s’est point dépouillé du pouvoir d’en interrompre l’ordre et le cours ordinaire, en sortant des lois communes qu’il a établies[92]». A la divinité trop humaine des jésuites, il oppose le Monarque absolu des jansénistes, qui démontre son existence et sa majesté par les miracles qu’il accomplit. Décrétant l’insuffisance de la religion naturelle, le théologien affirme Dieu comme un mystère : c’est qu’il «est incompréhensible à quiconque n’est pas lui[93]».
Richard accuse la transcendance du Créateur afin de le soustraire à une double menace : celle du questionnement philosophique et celle de «l’anthropomorphisme spirituel» des jésuites, qui taraudent l’un comme l’autre l’intégrité divine. En accentuant le détachement du Très-Haut pour les affaires d’ici-bas, le dominicain risque cependant d’apporter de l’eau au moulin de ses adversaires. Il craint en particulier ceux qui réduisent le rôle de l’Auteur de la nature à une simple chiquenaude. Aussi fait-il redescendre Dieu parmi les hommes. Si ces derniers ne peuvent comprendre leur Seigneur, ils peuvent «néanmoins le connoître et le connoître assez pour savoir ce qu’il est et ce qui lui est dû»[94]. À côté de la multiplication des pains et des souffrances des martyrs, l’apologiste de Lorraine avance des preuves plus «rationnelles» de l’existence de Dieu. Comme saint Thomas, il fait valoir l’expérience du mouvement et la nécessité d’une première cause motrice. Il constate la contingence des réalités sensibles qui postule un Etre universel et nécessaire. Il contemple l’harmonie de l’univers qui suppose une Intelligence régulatrice suprême. Enfin, pour convaincre les incrédules obstinés, il rappelle le pari de Pascal qui enseigne qu’ «en croyant on ne risque rien et qu’en ne croyant pas on risque tout, et tout pour l’éternité»[95].
7. L’ALCHIMIE DU VERBE
7.1. MASQUES ET BERGAMASQUES
La réception de la parole philosophique s’inscrit dans les champs sémantiques de l’illusion et de la corruption. Pour délivrer les fidèles prisonniers de la malice des mots, le dominicain se livre à un inventaire complet de l’arsenal stylistique de ses adversaires, dont la séduction participe non de l’être mais du paraître. Il met en garde contre les «poisons enivrants» d’un langage «hypocrite et perfide», les «pièges» d’une éloquence qui ne cherche qu’à duper et à perdre, les vertiges que provoque dans l’âme le «jargon imposteur» des incrédules.
Convaincu des pouvoirs du verbe, Richard contre-attaque en se servant d’un vocabulaire dont il a éprouvé la force de frappe. Des termes comme «patriotisme», « citoyen», «constitution», « révolution», «nation» ont été redéfinis et vulgarisés par les Lumières. Ainsi, «patriotisme» se rencontre pour la première fois sous la plume de Linguet[96]. «Citoyen» «entre dans des voies nouvelles» tracées en particulier par Montesquieu et par Rousseau[97]. Le Contrat social (III, 1) développe l’image de la constitution humaine pour apprécier celle de l’Etat. L’emploi de «révolution» au sens de bouleversement politique est créé par Voltaire[98]. Quant à «nation», le marquis d’Argenson salue déjà son succès en 1754[99]. Le docteur de Sorbonne invoque aussi fréquemment des poncifs au «parfum philosophique» : vérité, raison, vertu, lumières, intérêt général de la Nation, etc. Suivant le principe de la simulation, il intègre le langage de ses adversaires et en pervertit le sens pour le transformer en véhicule de l’orthodoxie[100]. Les Encyclopédistes n’ont naturellement pas le privilège de la raison. Saint Thomas en particulier a recherché un terrain d’entente entre celle-ci et la foi. De même, les Dialogues de Platon nous ont habitués aux métaphores de la vision et de la clarté. Mais Richard tire parti de la fortune de ces termes pour mettre en valeur, au sein des arguments traditionnels de l’apologétique, ceux qui y font directement référence. Il retourne même contre l’ennemi les canons qu’il lui a pris. Les mystères, les préjugés, les ténèbres et le fanatisme sont l’apanage des incrédules. Les prétendus précepteurs du genre humain ne sont que de «méchants citoyens», des «ennemis de la patrie»; leurs «fausses lueurs» pâlissent devant la «lumière véritable» du christianisme et de ses apologistes qui brandissent le «flambeau de la vérité».
7.2. LES TROMPETTES DE L’APOCALYPSE
B. Plongeron a sondé la conscience malheureuse du citoyen des Lumières, prisonnier d’un sentiment de décalage entre lui-même et la société[101]. Il expose comment les jansénistes ont su tirer profit de cette «uneasiness» amplifiée par une série de catastrophes naturelles. Le séisme de Lisbonne et ceux qui l’ont suivi ont soumis à rude épreuve la confiance du fidèle qui éprouve quelque difficulté à croire au bonheur et au progrès du genre humain. Le Recueil Le Paige cité par B. Plongeron renferme les récits d’hommes d’affaires et d’hommes de lettres qui rapportent les désastres auxquels ils ont assisté. Les apologistes ont spéculé sur l’atmosphère mystérieuse de telles relations et sur les impressions que celles-ci suscitaient dans l’imagination collective. Richard participe à cette exploitation des «manifestations de la colère divine». De visions terrifiantes en tableaux apocalyptiques, il tente de muer l’inquiétude de ses contemporains en terreur religieuse. Jouant sur des effets de théâtralisation, il clame : « Terre, ouvre tes entrailles pour engloutir le prévaricateur[102]!» II enclenche la mécanique du spectaculaire à travers une suite de coups de foudre, d’incendies, de profanations, de viols, de guerres, de carnages, de parricides, de régicides, etc. Les menaces qu’il brandit se promènent entre ciel et terre. Agitant le spectre de la mort, il certifie qu’ «il est rare de trouver des hommes assez endurcis pour soutenir le personnage d’impies jusques dans ce dernier et terrible moment »[103]. Mais il a manifestement assimilé la leçon d’un d’Holbach : «Assez longtemps les instructeurs du peuple ont fixé leurs yeux sur le ciel : qu’ils les ramènent enfin sur terre.»[104] Aussi, pour inspirer de salutaires terreurs aux pécheurs opiniâtres, il leur promet hic et nunc des châtiments expiatoires. «O Dieu! Quel changement!», s’exclame le dominicain, «le monde n’est plus qu’un affreux théâtre de désordres, d’abominations, de forfaits, et le symbole naturel du séjour infernal.»[105] H. Hélin note que Gilles Légipont déjà pratiquait cette forme de commutation des peines .
La mise en scène de la barbarie réalisée par le théologien fait écho aux effroyables représentations de l’Histoire des deux Indes. Comme Diderot, Richard exhibe «la hache, le poignard homicide, le glaive à deux tranchans» et trempe sa plume dans le sang : «C’est ainsi que la moderne Philosophie (…) dirige les lances et les épées contre la tête ou la poitrine des Souverains, les fait monter sur les échafauds, qu’elle voudroit voir sans cesse dégoutans de leur sang, pour le boire à longs traits et rassasier ses yeux de l’horrible spectacle de leurs membres déchirés, mutilés, ensanglantés. »[107] II hésite dans ses appels aux lecteurs entre la sereine objectivité de l’arbitre, hissé au-dessus de la mêlée et le cri du cœur indigné de l’apologiste, entré dans l’arène[108]. Transmettant la flamme rhétorique de l’énoncé vers l’énonciation, il recourt à l’apostrophe et entre en relation avec trois destinataires différents : les philosophes, qu’il essaye de circonvenir, les fidèles, qu’il veut libérer de l’ensorcellement et les rois, qu’il met en garde avec une clairvoyance prophétique. «Tremblez donc, ô vous qui tenez en main le timon du Gouvernement et les rênes des Empires; tremblez sur les trônes où vous êtes assis, si l’on pouvoit jamais croire ces philosophes, tous vos sujets s’armeroient alors par principe contre vous, pour vous détrôner à leur gré[109].»
8. RÉFUTATION ET VULGARISATION
8.1. LA PHILOSOPHIE DÉVOILÉE
Le dominicain aborde de front la question de la publicité indirecte : «Je ne suis point du tout de l’avis de ceux qui s’imaginent qu’il y a de la sagesse à ne pas combattre les livres impies sous prétexte qu’en les combattant, on leur donne une célébrité qu’ils n’ont point par eux-mêmes[110].» II développe sur ce thème une argumentation complète qui distribue le public potentiel de ses ouvrages suivant quatre classes : les vrais chrétiens, les demi-chrétiens, les déistes et les athées. Constatant que ces derniers sont peu nombreux et « récupérables», il soutient que les apologies de la religion porteront toujours quelque fruit. Le dominicain concède cependant qu’ «il est des choses qu’il suffit de présenter pour en faire sentir le faux et le ridicule et que ce seroit leur donner du poids, que de les réfuter sérieusement»[111]. En conséquence, il opte pour la tactique du dévoilement : il s’agit de parer à l’influence funeste des ouvrages séditieux, «en les faisant connoître, soit, mais pour ce qu’ils sont[112]».
L’œuvre du théologien réfléchit une image du philosophe moderne où se rejoignent la figure de l’imposteur, doublure du comédien, et celle de l’idiot, symbole de toutes les errances. L’ennemi de la religion est à la fois un mauvais sujet, un dangereux imposteur et un faible d’esprit qu’un «enfant» ou une «simple femmelette» peuvent réduire au silence. Robinet est le «maître es métamorphoses», qui «se forge des monstres exprès pour avoir à les combattre» et dont la science perfide se résume à «mutiler les textes des Pères». Richard explicite les sous-entendus sur lesquels repose la force de persuasion de son adversaire et stigmatise ses théories évolutionnistes en le démasquant comme «un Spinoziste tout pur» et «un parfait Matérialiste». Il expose également en termes directs le système du baron d’Holbach, rangé dans le clan des incrédules «ensevelis dans la matière» : «Telle est sans aucune ambiguïté le sentiment de notre Auteur sur la Religion et les deux puissances qui gouvernent le monde. La Religion n’enseigne que des rêveries (…) Pour la puissance temporelle, son unique but est de mettre des entraves au bonheur des Nations[113].» Quant à Voltaire, le récit de sa conversion met en œuvre des effets de miroir, basés sur le double jeu du déguisement et de la mise à nu. Sous prétexte de révéler le vrai visage du philosophe, Richard le travestit en repenti qui découvre — dans tous les sens du terme — la noirceur de son âme. Projetant son propre discours sur celui du Patriarche de Ferney, le dominicain organise en effet une série de confrontations au royaume des ombres destinées à ouvrir les yeux du «Coryphée de la Philosophie» et, par ricochet, ceux de ses admirateurs. Un entretien avec Pascal conduit Voltaire à condamner Locke et son Essai sur l’entendement humain avant qu’une conversation avec Bayle, qui bat sa coulpe, ne l’invite à rétracter son Dictionnaire philosophique, en particulier les articles «catéchisme» et «martyr». Avec une certaine malignité, Richard jette de l’huile sur le feu de la querelle entre Voltaire et Rousseau lorsqu’il chante à l’auteur du Temple du goût les mérites de son rival, «un homme de vrai génie». Par contraste, il raille, par la bouche d’Arnauld, la rhétorique artificielle du pensionnaire de Cirey : «Ce sont ni vos raisonnements ni vos sciences qui ont formé vos succès : vous ne les devez qu’à vos saillies, aux traits d’un esprit vif, d’une imagination féconde, d’un style sémillant, épigrammatique.»[114]
Fermement résolu à déjouer les mystificateurs, l’apologiste de Lorraine fait toute la lumière sur leurs insinuations et sur leurs audaces. En traduisant en plat langage un discours qui fonctionne à mots couverts, en synthétisant avec clarté les systèmes qu’elle combat, la philosophie dévoilée de Richard ressemble en réalité étrangement à de la philosophie enseignée. Les effets pervers de la censure et de la réfutation ont été mis en évidence dans le cadre de la réception de l’Histoire des deux Indes[115]. L’Exposition de la doctrine des philosophes modernes repose, comme le texte de la Faculté de théologie de Paris, sur le principe du simple compte rendu des «dogmes philosophiques», dont la «folie» et la «turpitude» ne manqueront pas d’éclater aux yeux des citoyens vertueux. L’hypothèse d’une diffusion indirecte trouve en quelque sorte sa confirmation dans le fait que Richard lui-même cite Raynal à partir de la condamnation de la Sorbonne. De fait, l’Exposition condense sous la forme d’un petit catéchisme la substantifique moelle de la pensée adverse, plus maniable et plus accessible que les nombreux traités auxquels il se réfère. Le dominicain y regroupe les extraits choisis en chapitres titrés et sous-titrés suivant des thèmes successifs : nature et existence de Dieu, âme humaine, devoirs de l’homme envers la société, etc. Ici comme dans ses autres réfutations il isole, organise et souligne avec insistance les passages les plus venimeux qui, par leur violence incantatoire, forcent souvent le sentiment de l’inéluctable. Mais il arrive aussi que les extraits retenus ouvrent des perspectives plutôt tentatrices. Qui résisterait à ce slogan de Raynal : « II n’y a proprement qu’une vertu, c’est la justice; et qu’un devoir, c’est de se rendre heureux»[116]?
8.2. ON NE SAURAIT PENSER À TOUT
L’objectif poursuivi par Richard est de miser sur la duplicité des mots pour faire échec à l’adversaire sur son propre terrain. Mais en dressant l’inventaire du magasin philosophique, il risque bien de manquer sa cible. S’il manie avec adresse et facilité ce dédoublement de la parole qui réunit sous un même terme des réalités opposées, il n’est pas sûr qu’il en aille de même pour les fidèles. L’enfant du siècle saura-t-il faire la distinction entre la saine raison et la raison corrompue, les vraies lumières et les fausses lueurs? Enferré dans une dynamique de la réception et du rejet, l’antiphilosophe accuse toujours un certain retard. Le contraste, à l’intérieur même des apologies qui citent l’ennemi, entre la parole du théologien et celle du philosophe invite à écouter la seconde de préférence à la première. Il est particulièrement manifeste dans L’anti-bon-sens où la verve railleuse du baron d’Holbach repousse dans l’ombre les objections alambiquées et les invectives réchauffées du dominicain.
Certes, Richard recherche ces mécanismes de la persuasion clandestine par lesquels un auteur conquiert ses lecteurs. Mais les rouages tournent à vide en raison d’une double erreur d’appréciation. Le professeur de Sorbonne a mal ciblé son public. La mise en scène d’une religion à grand spectacle, fondée sur les mystères et les miracles, inscrit son œuvre dans le registre de la foi populaire. Or le charbonnier, qui a faim de Dieu et de merveilleux, n’a que faire de longues dissertations sur les erreurs de Robinet ou de d’Holbach. Richard s’adresse aussi aux puissants, qu’il flatte en prônant le respect d’une hiérarchie des classes marquée du sceau divin. Mais les princes et leurs courtisans, soucieux de leur image de marque, rejettent avec mépris le zèle et les bigoteries que l’apologiste défend par ailleurs. Sanctifiant le pauvre et le riche, qui témoignent de la toute-puissance divine, Richard méconnaît l’acteur principal des temps à venir, le bourgeois. D’autre part, l’apologiste déploie une rhétorique de la violence dont il subit lui-même la fascination et qui prépare ses lecteurs aux futurs bouleversements révolutionnaires. Vulgarisant des mots, des images et un ton qui mettront l’Eglise à feu et à sang, il fait paradoxalement peu de cas du pouvoir de production symbolique de la parole, que ses adversaires avaient pourtant mis en évidence dans leur «généalogie des idoles[117]».
Cette propagande involontaire est renforcée par un repli effarouché vers la foi pure et dure des jansénistes. Yvon lui-même note que «l’incrédulité est née de l’abus qu’on a fait de la théologie»[118]. La réception du discours philosophique provoque chez Richard un raidissement doctrinal qui sonne comme un désaveu de l’humanisme rationaliste du Docteur angélique. Les zigzags et les volte-face opérés par l’apologiste de Lorraine sont à la mesure du désarroi de l’ensemble des défenseurs de l’autel qui, pressés de toutes parts, ne savent plus à quel saint se vouer. Acculés sous la pression de la controverse à 1’«hérésie» janséniste ou déiste, les philosophes chrétiens se révèlent incapables de formuler de manière univoque leur credo et de fixer une fois pour toutes les frontières de l’orthodoxie[119]. Les fidéistes, tenants de l’apologétique scripturaire, se heurtent aux progrès de la critique sacrée, qui dénonce les incertitudes et les contradictions du texte. Les rationalistes, héritiers de Descartes et de Malebranche, rendent la révélation superflue et convertissent la théologie en anthropologie. Beaucoup trouvent refuge dans l’utilitarisme social, moral et politique. Ils ont alors recours à la célèbre métaphore du «frein» par laquelle ils associent la religion à une litanie d’interdits[120]. Jetant l’anathème sur la pomme ennemie, avaient-ils oublié l’attrait du fruit défendu[121]?
NOTES
[1] Roland Mortier, Les voies obliques de la propagande philosophique, Voltaire and his world, Oxford, Voltaire Foundation Taylor Institution, 1985, 381-392.
[2] Cf. le vaste panorama d’Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand. Les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802, Paris, Alcan, 1916, l’étude critique de Robert Palmer, Catholics and unbelievers in eighteenth-century France, Princeton University Press, 1939, et la thèse, rarement citée, de William R. Everdell, Christian Apologetics in France, 1730-1790, New York, The Edwin Mellin Press, 1987. Voy. également les articles plus récents de Sylviane Albertan-Coppola, «L’apologétique catholique française à l’âge des Lumières», Revue de l’Histoiredes Religions, 205/2, 1988, 151-180, et «Pensée apologétique catholique et pensée des Lumières en France jusqu’à la Révolution», Studies on Voltaire and the Eighteenth century, 263, 1983, 420-423.
[3] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990.
[4] Voy. notamment la «bibliothèque idéale» selon Louis-Antoine de Caraccioli (Le livre à la mode, A Vertefeuille, de l’Imprimerie du Printemps, au Perroquet, 1759, 28-30), qui renferme L’écumoire, Le sopha, La religieuse en chemise, Le grelot. L’histoire de Charles XII, etc.
[5] Pons-Augustin Alletz, Dictionnaire théologique portatif, Liège, De Boubers, 1767; Petite Encyclopédie, Liège, Desoer, 1767.
[6] L’esprit de M. le Marquis Caraccioli, Liège, De Boubers, 1763.
[7] Le premier dirige le Journal historique et littéraire, le second le Journal historique et politique des principaux événements des différentes cours de l’Europe (poursuivi sous le titre de Journal historique et politique des principaux événements du temps présent).
[8] Pierre Dedoyar, Éclaircissement sur la tolérance ou entretiens d’une dame et de son curé, Rouen, Liège, 1782; Lettres d’un chanoine pénitencier de la métropole de *** à un chanoine théologal de la cathédrale de *** sur les affaires de la religion, s.l. [Liège], 1785; Le nouveau triomphe des lettres d’un chanoine pénitencier, etc., et observations sur la réponse qu’on a cru y faire, Avignon, Orthodoxe [Liège], 1787.
[9] Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Les Américaines ou la preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles, Liège, Bassompierre, 1771.
[10] Antoine Guénée, Lettres de quelques Juifs portugais et allemands à M. de Voltaire avec des réflexions critiques et un petit commentaire extrait d’un plus grand, Liège, Bassompierre, 1769.
[11] Pierre-Joseph Boudier de Villemert (ou de Villermet), Pensées philosophiques sur la nature, l’homme et la religion, Liège, Bassompierre, 1787.
[12] Bland Addison constate la scission du clan des antiphilosophes et note : «Nevertheless, one after another, orthodox authors, even the most conservative, would be led ineluctably in their arguments, here or there, to make claims about the ultimate demonstrable reasonabless of Catholicism (…). While even conservative clérical authors made some allowances for the use of reason in thé défense of faith, progressive embraced rationalized belief with enthusiasm» (Books and printers in eighteenth-century Liège : the secularization of a culture, Columbia University, 1985, 299-300).
[13] Apologétique, 1680-1740 : sauvetage ou naufrage de la théologie, Actes du Colloque tenu à Genève en juin 1990, Genève, Labor et Fides, 1991.
[14] Pour une biographie et une bibliographie complète, voy. B. C. B. Moelaert, Un confesseur de la foi au XVIIIe siècle. Vie et œuvres du R.P. Charles-Louis Richard de l’Ordre des Frères-Prêcheurs, Louvain, Peeters, 1867.
[15] Dissertation sur la possession des corps, et l’infestation des maisons par les démons, Amiens, 1746.
[16] Bibliothèque sacrée, ou Dictionnaire universel dogmatique, canonique, historique, géographique et chronologique des sciences ecclésiastiques; contenant l’histoire générale de la Religion, Paris, Rolin, s.d.
[17] Voy. notamment L’accord des loix divines, ecclésiastiques et civiles, relativement à l’état du clergé; contre l’ouvrage qui a pour titre «L’esprit ou les principes du droit canonique», Paris, Moutard, 1775; Lettre de M*** à une seule personne touchant les «Lettres de M*** à différentes personnes sur les Finances, les Corvées, la Religion, le Clergé séculier, et les Communautés religieuses», Paris, Liège, Gerlache, 1778.
[18] La Nature en contraste avec la Religion et la Raison; ou l’Ouvrage qui a pour titre «De la Nature», condamné au tribunal de la foi et du bon sens, Paris, Pyre, 1773.
[19] Observations modestes sur les «Pensées de M. d’Alembert», et sur quelques écrits relatifs à l’ouvrage qui a pour titre : «La Nature en contraste avec la Religion et la Raison», Deux-Ponts, Paris, Crapart, 1774.
[20] Réponse à la lettre écrite par un théologien à l’auteur du «Dictionnaire des trois siècles», Paris, Hérissant, Liège, Demany, 1775.
[21] La défense de la religion, de la morale, de la politique et de la société. Dans la réfutation des ouvrages qui ont pour titre, l’un : «Système social ou principes naturels de la morale et de la politique»; l’autre : «La politique naturelle ou Discourts sur les vrais principes du gouvernement», Paris, Moutard, Liège, Vasse, 1775; L’anti-bon-sens, ou l’auteur de l’ouvrage intitulé : «Le bon-sens» convaincu d’outrager le bon sens et la raison à toutes les pages, Liège, Painsmay, 1779.
[22] Voltaire parmi les ombres, Paris, Hérissant, 1775; Voltaire de retour des ombres, et sur le point d’y retourner pour n ’en plus revenir. À tous ceux qu ’il a trompés, Liège, Bassompierre, 1776; Lettre d’un ami des hommes, ou réponse à la diatribe de M. de Voltaire contre le clergé de France, Deux-Ponts, Liège, Desoer, 1776; Lettre d’un lecteur du «Journal François» et de l’ «Année littéraire» à M. Marmontel, sur «Les Incas, ou la Destruction de l’Empire du Pérou» avec le Précis historique de Las Casas, protecteur des Indiens, Londres, Liège, Demany, 1777; Lettre à M. Palissot, l’un des auteurs du «Journal François», au sujet de la critique du livre intitulé «Les Incas»; dans laquelle on venge la Religion et ses Ministres contre les calomnies de M. Marmontel, s.l., 1778.
[23] Mémoire apologétique sur les droits de l’Eglise et sur ceux du Souverain, relativement au gouvernement de la Religion, Bruxelles, 1787; Les cent nullités des édits, ordonnances, principes de législation et autres pièces, qui ont paru sous le nom de l’empereur Joseph II, sur les matières ecclésiastiques et religieuses, jusqu’au 28 septembre 1784, adressées à l’empereur lui-même, Bruxelles, Pauwels, 1787.
[24] Anatole Pichauld (pseudonyme de Renier Chalon), Une exécution révolutionnaire à Mons, en 1794, Le messager des sciences historiques de Belgique, Gand, Hebbeljinck, 1842, 293-308.
[25] Bernard Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Genève, Droz, 1973, 47-58.
[26] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 248.
[27] «L’on appelle naturelle une loi que Dieu impose à tous les hommes, et qu’ils peuvent découvrir et connaître par les seules lumières de la raison, en considérant avec attention leur nature et leur état», cité par Albert Soboul, Guy Lemarchand, Michèle Fogel, Le siècle des Lumières, Paris, 1977, t. 1, 574.
[28] C.-L. Richard, Observations modestes…, op. cit., 61.
[29] C.-L. Richard, L’accord…, op. cit., 34.
[30]Ibid., 296.
[31] C.-L. Richard, Observations modestes…, op. cit., 17-18.
>[32] C.-L. Richard, Analyse des conciles généraux et particuliers, Paris, Vincent, 1772, 259.
[33] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 136.
[34] C.-L. Richard, Observations modestes…, op. cit., 35-36.
[35] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 187.
[36] C.-L. Richard, Ibid., 282.
[37] Ibid., 184.
[38] Cité par Bernard Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières, op. cit., 81.
[39] Cf. Jacques Truchet, Politique de Bossuet, Paris, Armand Colin, 1966, 32-43.
[40] Bernard Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières, op. cit., 84-99.
[41] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 40-43.
[42] Cf. Antony Mac Kenna, «Deus absconditus : quelques réflexions sur la crise du rationalisme chrétien entre 1670 et 1740», Apologétique 1680-1740 : sauvetage ou naufrage de la théologie, op. cit., 13-14.
[43] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens, op. cit., 300.
[44] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 62-63.
[45] Ibid., 45.
[46] Bernard Plongeron, «Nature, métaphysique et histoire chez les Idéologues», Dix-huitième siècle, 5, 1973, 375-412.
[47] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 362-363.
[48] Ibid., 300.
[49] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 94.
[50] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens…, op. cit., 160.
[51] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 19.
[52] Ibid., 10.
[53] Cf. Léo Elders, «Saint Thomas d’Aquin et Aristote», Revue thomiste, 88/3, 1988, 361.
[54] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 176.
[55] Jean Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, puf, 1971, 44-61.
[56] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 408.
[57] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 11.
[58] Bernard Groethuysen, Les origines de l’esprit bourgeois en France (1. L’Eglise et la bourgeoisie), Paris, Gallimard, 1927, 136-137.
[59] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 14.
[60] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 11.
[61] Ibid., 26.
[62] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens, op. cit., 187.
[63] Paul-Henry Thiry, baron d’Holbach, Le bon sens ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, Paris, Ed. rationalistes, 1971, 70.
[64] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens, op. cit., 190.
[65] Jean Delumeau, op. cit., 156-160.
[66] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 5.
[67] Cf. Jean Delumeau, op. cit., 45 : le concile de Trente «affirme que dans Adam le libre arbitre n’avait pas été éteint mais seulement diminué et incliné au mal ».
[68] C.-L. Richard, Bibliothèque sacrée, op. cit., t. 3, art. «liberté».
[69] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 131.
[70] William R. Everdell, Christian Apologetics in France, 1730-1790, op. cit., 123.
[71] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 253-254.
[72] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens…, op. cit., 152.
[73] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 156-157.
[74] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 6.
[75 Ibid., 349.
[76] Bernard Groethuysen, op. cit., 195-235.
[78] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 72.
[78] Ibid., 165.
[79] Ibid., 113.
(80] Ibid., 119.
[81] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens…, op. cit., xxxi.
[82] Ibid.. 210.
[83 Cf. Huguette Félix, Dominique Bauduin (1742-1809), prêtre de l’Oratoire. Entre l’apologétique et les Lumières, mémoire présenté à l’Université de Liège, année académique 1979-1980, 115-117.
[84] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 108.
[85] Bernard Groethuysen, op. cit., 111-115.
[86] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens…, op. cit., 149-150.
[87] Ibid., 166.
[88] Ibid., 150.
[89] Jean Delumeau, op. cit., 158.
[90] «Quel est le raisonnement qui met en pièces la Divinité, pour décider ensuite de l’étendue de son pouvoir, sur les débris de ses perfections? Dieu est bon, et la bonté même, dit-on; oui : mais en Dieu, et non pas en homme, moins encore en homme privé», L’anti-bon-sens…, op. cit., 159-160.
[91] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 86.
[92] Ibid., 105.
[93] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens…, op. cit., 161.
[94] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 31.
[95] C.-L. Richard, L’anti-bon-sens…, op. cit., 43.
[96] Ferdinand Gohin, Les transformations de la langue française pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1740-1789), Genève, Slatkine reprints, 1970, 268.
[97] Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, Colin, 1966, t. 4, 139.
[98] Ferdinand Gohin, op. cit., 292.
[99] Journal et mémoires du marquis d’Argenson, pub. par Edme-Jacques-Benoît Rathery, Paris, 1859-1867, vol. 8, 135.
[100] Voy. Régine Robin, Histoire et linguistique, Paris, Colin, 1973, 40.
[101] Bernard Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1789), op. cit., 18-29.
[102] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 12.
[103] Ibid., 151.
[104] Paul-Henry Thiry, baron d’Holbach, Le bon sens ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, op. cit., 1971, 4.
[105] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 82-83.
[106] Etienne Hélin, Contestataires et apologistes au XVIIIe siècle. Pour une nouvelle lecture de quelques écrits de Gilles Légipont, Livres et Lumières au pays de Liège (1730-1830), Liège, Desoer, 1980, 63.
[107] C.-L. Richard, Exposition…, op. cit., 52-53.
[108] Michel Delon, «L’appel au lecteur dans l’Histoire des deux Indes», Studies on Voltaire and the Eighteenth century, 286, 1991, 53-84.
[109] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 210.
[110] C.-L. Richard, Lettre à l’auteur du «Journal ecclésiastique», s.l., 1776, 1.
[111] C.-L. Richard, La nature…, op. cit., 352.
[112] C.-L. Richard, Lettre à l’auteur…, op. cit., 1.
[113] C.-L. Richard, La défense…, op. cit., 171.
[114] C.-L. Richard, Voltaire parmi les ombres, op. cit., 232.
[115] Cf. Daniel Droixhe, «Raynal à Liège : censure, vulgarisation et révolutions», Studies on Voltaire and the Eighteenth century, 286, 1991, 205-233.
[116] Cité par C.-L. Richard, Exposition…, op. cit., 27.
[117] Cf. Daniel Droixhe, «Matérialisme et histoire dans la linguistique du Président de Brosses. Un entretien avec Helvétius?», Logos semantikos. Studio linguistica in honorem Eugenio Coseriu, Madrid, 1982, 69-75.
[118] Cité par Bernard Groethuysen, op. cit., 129.
[119] Cf. Antony Mac Kenna, «Deus absconditus : quelques réflexions sur la crise du rationalisme chrétien entre 1670 et 1740», op. cit.
[120] Cf. William R. Everdell, Christian Apologetics in France, 1730-1790, op. cit., 80 s.
[121] Cet article est tiré de mon mémoire de licence en philologie romane La propagande involontaire. Charles-Louis Richard et la lutte antiphilosophique à Liège au XVIIIe siècle. Je tiens à remercier mon directeur, M. le Pr Daniel Droixhe ainsi que mes lecteurs, MM. les Prs Raymond Trousson et Jean-Jacques Heirwegh pour l’aide précieuse qu’ils m’ont apportée.
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